Entre prestigieuses galeries et buzz digital, l'art de l'exil replace depuis quelques années sur la carte certaines régions oubliées et remet sur la table certains combats esseulés.
Venus de régions isolées géographiquement ou dont on parle peu, certains artistes issus de l’exil font parler d’eux par l’éloquence de leur message, en imposant des œuvres poignantes dans les galeries les plus prestigieuses. De l’Azerbaïdjan aux confins de la Colombie, en passant par la Syrie, l’art de l’exil a su se faire une place dans le milieu.
Si je travaille avec autant de soin et de précision, c’est pour rendre leur dignité aux vies détruites à travers la beauté
Doris Salcedo, artiste
Depuis l’éclosion des manifestations du printemps arabe syrien en 2011, plus d’un million de Syriens ont fui leur pays vers l’Europe, dont nombre d’artistes. Il faut dire que le passage à tabac du célèbre caricaturiste Ali Ferzat en août de cette première année de guerre avait d’emblée donné le ton, laissant entendre aux artistes et aux esprits critiques plus généralement, ce que leur expression leur coûterait au sein du pays.
L’exil syrien: une blessure encore vive
Pourtant, l’un des artistes syriens les plus exposés à ce jour, Mamdouh Kashlan, a persisté à vivre à Damas. Formé à l’Académie des Beaux-Arts de Rome dans les années 1950, son art double les estimations de vente en 2019 aux enchères de Christie’s Dubai Middle Eastern and Contemporary Art avec sa toile «A rural Wedding». Décédé l’an dernier, il a toute sa vie décrit l’exil depuis son fief, comme le témoin passif, mais néanmoins critique, d’une réalité qui le désole. Dans son œuvre Displacement, le pays se vide sous ses yeux et l’exode s’expose dans des tons vifs et joyeux si typiques de son style, faisant ainsi primer la beauté d’un peuple à la misère de son sort, paradoxe déconcertant qui lui aura peut-être valu d’éviter la censure.
Plus directe encore, sa toile Children of Napalm, pourtant peinte en 1972 sous Al Assad père, est elle aussi acquise au double de son estimation en mai dernier via les enchères en ligne de Christie’s; une vente qui traduit l’ironie d’une histoire qui se répète bien malheureusement.
Pour ce qui est des artistes de la diaspora, c’est à Berlin que s’est progressivement créé l’épicentre de l’exil artistique syrien.
L’artiste multimédia Tammam Azzam en est l’incontestable représentant par son omniprésence sur la scène artistique internationale depuis une dizaine d’années. De Paris à Dubaï en passant par un succès énorme sur la toile, certaines de ses œuvres sont entrées dans l’inconscient collectif. C’est le cas de son photomontage Freedom Graffiti, issu de sa série Syrian Museum, où le fameux Baiser de Klimt apparaît comme peint sur un immeuble damascène éventré. Une manière d’attirer l’œil sur ce que l’on ne veut pas voir. Un contraste entre poésie et violence, qui, en passant par des codes bien ancrés dans la culture occidentale, rappelle la communauté internationale à son devoir d’empathie.
Entre peintures poignantes et photomontages déconcertants, il faut dire que l’art digital n’était pas son premier media. Tammam Azzam nous confie: «Mon medium de prédilection reste classiquement la peinture, mais en quittant la Syrie en 2011, je me suis retrouvé de manière «transitoire» à Dubaï durant près de cinq ans, et la nostalgie me rongeant, j’ai dû trouver un autre moyen de créer et mon ordinateur est temporairement devenu mon studio; c’est de là qu’est née ma série Syrian Museum». Quant à l’intention derrière cette série, il confie: «Je ne crée pas avec l’intention précise d’un message politique, mais par besoin de m’exprimer. Avant d’être un artiste de l’exil, je suis avant tout un artiste».
Je ne crée pas avec l’intention précise d’un message politique, mais par besoin de m’exprimer. Avant d’être un artiste de l’exil, je suis avant tout un artiste
Tammam Azzam, artiste multimédia
En 2015, il revient enfin à la peinture en s’attelant à des toiles géantes en noir et blanc où il dépeint rétrospectivement et en détails la destruction des paysages de la Syrie qu’il a quittée. Un processus tortueux qu’il nous raconte: «Le processus était pénible. J’ai dû me servir de photos, d’archives de destruction de Syrie et d’ailleurs, pour pouvoir aller autant dans le détail, donc il s’agit en quelque sorte d’un souvenir indirect. Mais il m’a permis de m’interroger sur le fait que l’on doit se réinventer une géographie dans le souvenir». Catharsis, douloureuse mais nécessaire à travers laquelle l’artiste évacue le traumatisme d’une perspective si désolante. Peut-être la dernière avant son départ.
Ces bâtiments, qui ne s’encrent plus dans rien, qui semblent presque flotter dans le chaos du souvenir qui se miroite dans le néant, font un parallèle avec une autre de ses œuvres les plus connues: Damascus, de sa série Bon Voyage. Une toile digitale poignante rappelant le déchirement, le déracinement, et cette douleur d’avoir dû quitter son foyer en cendres qui le poursuivra partout. Mais il explique qu’en puisant dans la référence très pop-culture du film «Là-haut», il rend à la douleur son universalité: «C’est avant tout un immeuble détruit, avant d’être un immeuble syrien».
Tammam Azzam a participé le 18 octobre à l’exposition parisienne Asia Now, et poursuit durant ce mois de novembre par une exposition individuelle à la Kornfeld Gallery de Berlin, pour ensuite commencer l’année 2024 par une exposition d’envergure en janvier à l’Ayyam Gallery de Dubaï.
Doris Salcedo, quand l’art se fait sépulture
Chez Doris Salcedo aussi, l’art lutte contre l’oubli. Artiste de la douleur sociale, cette magnifique plasticienne colombienne connue pour ses installations à grande échelle était à l’honneur tout le semestre dernier à la Fondation Beyeler, avec une exposition inaugurée en grande pompe lors du Art Basel 2023. Un parcours sur plusieurs salles à travers différentes installations sculpturales mettait en scène de manière symbolique différentes situations d’injustice politique de par le monde. Jusqu’à en arriver à cette dernière pièce impressionnante accueillant son œuvre Palimpsest, clou de l’exposition, rappelant tantôt un désert, tantôt un cimetière. Là, sur des rectangles de sable gris se distinguent les noms de personnes décédées en mer durant leur exil. Des noms écrits à l’eau, à l’aide d’une technique unique incluant résine et composants hydrauliques, qui par moments s’assèchent, puis réapparaissent, humidifiant la terre.
Chacune de mes œuvres est basée sur le témoignage d’une victime ou d’un survivant de la violence
Doris Salcedo
Polynices en proie à l’arbitraire méditerranéen, coulés au mauvais kilométrage, trop près ou trop loin de la rive. Ici, Salcedo leur offre un tombeau. Elle expose leurs noms. Elle met sous le nez du visiteur les faits, issus de recherches assidues à travers les archives et autres documents obtenus non sans mal des pays concernés. Dans son art transparaît le souhait de redonner une identité à des victimes tombées sous le joug des pourcentages et des statistiques. Et la terre pleure leur perte. Et le désert, épitaphe de fortune, dessine leurs noms.
Son œuvre Untitled décrit elle aussi le départ, l’abandon d’un foyer figé dans l’effroi. Des meubles encastrés dans des blocs de béton, comme pour exacerber leur totale inutilité en l’absence de vie. La lourdeur étouffante de cette absence. Une manière franche de rendre douloureusement tangible l’impalpable. Exposée déjà en 2008 au Guggenheim de Bilbao, l’une des chaises de cette installation, qui inclut en outre un ensemble d’armoires, de tables et de lits, est exposée parmi la collection permanente du MET de New York, qui la décrit comme «une artiste ayant redéfini la notion de mémorial (…) comme catalyseur de réflexion et de dialogue public autour du traumatisme et du deuil.» Lorsqu’interrogée sur la force qui émane de ses œuvres, elle répond: «La force vient des victimes. Chacune de mes œuvres est basée sur le témoignage d’une victime ou d’un survivant de la violence, et je sépare mes œuvres en différentes salles pour rester fidèle aux témoignages respectifs qu’on m’a confiés». Elle rajoute: «Si je travaille avec autant de soin et de précision, c’est pour rendre leur dignité aux vies détruites à travers la beauté ».
Ce même symbole de la chaise est présent dans plusieurs autres de ses œuvres, dont son installation gigantesque de 2003 présentée lors de la 8è Biennale d’Istanbul où 1550 chaises empilées entre deux immeubles symbolisaient la lourde histoire de migration et de déplacement de la région.
Son œuvre Uprooted, représentant une maison construite de branches et littéralement déracinée et créée à partir de 804 arbres morts n’est pas sans rappeler les thématiques abordées par Tammam Azzam, et a remporté cette année le prix de la Biennale de Sharjah.
Poursuivant sa mission de témoin universel, Salcedo, par ses œuvres criantes de douleur, mais aussi d’un besoin de justice, se fait porte-voix de toute la misère du monde.
L’artisanat comme étendard
Marqué par la guerre entre l’Iran et l’Irak qui endeuille sa région d’origine, l’Azerbaïdjan oriental, l’artiste Younes Faghihi, aujourd’hui installé à Paris, part de la calligraphie pour la sortir de son contexte et la porter à son essence esthétique dans de larges fresques. Des bribes de mots, de lettres, démunies de leur sens et ramenées à leur simple droit d’être. Un manifeste contre la censure. Son travail récent va encore plus loin, en extrayant les mots de leur support, pour en faire des sculptures qui semblent suspendues et ne plus s’accrocher à rien. Allégées de leur poids politique, il crée par ces lettres suspendues une abstraction de la liberté de penser, qui dérange les esprits obtus par son caractère insaisissable.
Après s’être fait connaître du grand public en représentant l’Azerbaïdjan à la Biennale de Venise de 2007, l’artiste Faig Ahmed fait quant à lui sensation avec sa collection de tapis à illusion d’optique exposés dans les musées du monde entier. Après une exposition remarquée le mois dernier au Palais des Nations de Genève à l’occasion du 30è anniversaire de l’inclusion de l’Azerbaïdjan comme État membre de l’ONU, il est actuellement exposé au Springfield Art Museum, dans le cadre d’une exposition collective intitulée «Tradition Interrupted». Ici, plutôt que de fixer, il s’agit de mettre en mouvement. Car Faig Ahmed n’est pas un artiste en exil. Néanmoins, il effleure à travers son art l’histoire migratoire chargée de la région azérie, dont celle du peuple Arménien. Cette impression de fonte qui émane de ses œuvres vient rappeler que les cultures sont fluides, vivantes, et transcendent les frontières et la politique. Comme certains rares grands maîtres tels que Klimt ou encore Dalí, Faig Ahmed transgresse les codes, en partant de la haute maîtrise d’un savoir-faire ancestral typiquement perse, qu’il transcende pour le porter vers une modernité presque choquante. Quelque part entre le tisserand et le designer viral, Faig Ahmed nous invite à transcender les clichés et nous rappelle que la culture azérie est beaucoup plus riche que ce que l’on en connaît.
Un drame universel
Tous ces artistes, chacun par le biais d’une esthétique qui lui est propre et via le prisme d’une origine précise ont en commun le poids de l’absence, du déchirement ou du déplacement, qu’ils mettent en lumière et donnent à contempler au monde. Parmi ces courants, le cinéma farsi a lui aussi beaucoup à dire sur l’exil iranien et afghan, et a récemment fait résonner sur les tapis rouges des grands festivals des revendications politiques urgentes liées aux droits des femmes. Un autre courant tout particulier: l’art palestinien. Issu du plus long exil transsiècles puisqu’il dure depuis 1948, il contient à lui seul un vocabulaire tout particulier qui s’est forgé de génération en génération d’artistes exilés et qu’il est intéressant d’apprendre à décrypter, et où la douleur du déracinement de l’exil s’imbrique aux artifices politiques de l’occupation. Nous consacrerons à ces deux courants respectifs un prochain article afin de nous pencher plus avant sur leur actualité.
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