Art & Design

Black Art Matters: Quand l’art afro-descendant déferle sur l’Europe.

Samia Tawil

By Samia Tawil09 mars 2023

À l’ère post-Black Lives Matter, la photographie et la peinture afro-américaines connaissent un engouement croissant sur le marché de l’art. Des artistes qui ont su révolutionner la manière de percevoir la peau noire et de remettre en question les identités sont enfin sur le devant de la scène.

Le photographe et activiste new-yorkais Kwame Brathwaite avait pavé le chemin d’une photographie revendicatrice, mettant en valeur le quotidien de la communauté noire à Harlem (Kwame Brathwaite)

Les revendications portées par le mouvement Black Lives Matter (BLM) auront eu pour conséquence de faire émerger certains artistes afro-américains trop longtemps méconnus. Mais aussi de remettre à l’honneur ceux, précurseurs, à qui de prestigieuses galeries font aujourd’hui la cour. Une manière d’éduquer – enfin – le grand public, par la photographie et les arts plastiques, à un combat qui n’a trop longtemps concerné qu’une frange de la population.

Une tribune à laquelle participe l’émergence de collectionneurs notoires tels que Jay-Z ou Alicia Keys, phénomène qui influence directement la cote de ces artistes depuis trois ans. Des chiffres record ont été atteints en mai 2021 chez Christie’s, lors de la vente de deux Basquiat, dont l’un, estimé à 50 millions de dollars, a été vendu à 93 millions de dollars. Un engouement également exacerbé par la rétrospective de 2018 organisée par la Fondation Louis Vuitton à Paris, qui exposait déjà cette rare toile intitulée In this case, ou la campagne About Love de Tiffany & Co, pour laquelle Beyoncé et Jay-Z posaient devant le Basquiat Equals Pi, appartenant au géant de la joaillerie. L’achat par Alicia Keys et son mari Swizz Beats de trois toiles de l’artiste Tchabalala Self, peintre moderne originaire de Harlem, avait lui aussi fait grimper les enchères de cette même artiste lors de la vente organisée ensuite par Christie’s à Londres en 2019, avec des prix de vente record atteignant plus de six fois leur estimation initiale.

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Ana Maria Celis, responsable des ventes de soirées chez Chrisite’s, pose une analyse sur le succès récent de ces ventes: «[Les acheteurs] veulent collectionner des œuvres d’art qui reflètent vraiment notre époque. L’art qui est fait aujourd’hui par ces artistes est le reflet de notre époque. Ils veulent faire avancer des sujets qui ont pu être inconfortables. […] Les œuvres actuelles sont très figuratives et revendicatives.»

Sur ce point, certains artistes avaient entamé cette démarche militante il y a déjà un demi-siècle, animés, entre autres, par des revendications postindépendances, face à un néocolonialisme persistant. Un cheminement inconsciemment politique et antiraciste, venu paver le chemin du mouvement post-BLM, et mis à l’honneur aujourd’hui, comme pour offrir une grille de lecture contextuelle plus vaste à cette récente émergence.

Brathwaite: le pape américain du « Black is beautiful » 

Rappelons-nous que le photographe et activiste new-yorkais Kwame Brathwaite avait pavé le chemin d’une photographie revendicatrice, mettant en valeur le quotidien de la communauté noire à Harlem. La New York Historical Society lui consacrait d’ailleurs jusqu’à ce mois de janvier 2023 une exposition d’envergure intitulée justement Black is beautiful.

James Barnor, ou le noir en lumière 

Marie Hallowi posant pour la couverture du magazine DRUM, Kent, 1966 (James Barnor)

Le photographe ghanéen James Barnor, l’un des précurseurs africains de ce mouvement, avait quant à lui entamé dès les années 1950 la démarche de mise en valeur des peaux noires dans ses premières photographies, tout d’abord en noir et blanc, à Accra, puis à Londres, où il poursuivra sa carrière dès 1959. De magnifiques couvertures du magazine sud-africain antiapartheid DRUM, en couleur, cette fois-ci, constitueront le point d’orgue de sa démarche, par la mise en valeur de femmes africaines modernes et sûres d’elles. Une manière d’imposer dans les kiosques de l’Apartheid un nouveau standard de beauté. Où la simple capture sur papier glacé d’une réalité qui l’environne pourtant au quotidien se fait déclaration politique. Et où les photos de foule, aux visages si distincts, se font portraits multiples. Aujourd’hui âgé de 93 ans, le photographe avait été mis à l’honneur, en 2022, lors d’une rétrospective d’envergure intitulée «James Barnor, Accra/london» au MASI de Lugano, mais aussi lors de deux expositions ponctuelles à Séoul et à Arles. La rétrospective est à présent impatiemment attendue au DIA de Détroit pour mai 2023. 

Une réappropriation post-moderne de l’esthétique « exotisante »

De la mise en lumière de la peau noire développée par James Barnor, il y a un saut jusqu’à comprendre la démarche d’un jeune photographe conceptuel, ghanéen lui aussi: le jeune Awuku Darko Samuel. Né en 1997, il joue au contraire avec la profondeur de l’obscurité, recherchant le mat, l’indiscernable, comme pour rappeler que l’identité noire n’existe pas en tant que telle et reste un concept galvaudé. Ici, le noir se fait alors la teinte du gouffre infini, aussi profond qu’insaisissable. 

Awuku Darko Samuel, jeune photographe ghanéen, propose souvent des mises en scène de modèles arborant des accessoires clairement stéréotypés pour rappeler que chacun des individus présentés est la somme d’une histoire complexe. De gauche à droite, les oeuvres: "We Unify", "All I see", et "Until eye is dry" (Awuku Darko Samuel)

Awuku Darko Samuel propose souvent des mises en scène de modèles arborant des accessoires clairement stéréotypés, comme pour détourner les codes d’une esthétique «exotisante» trop longtemps aux mains des propagandistes colonialistes, puis des artistes blancs qui souvent offraient, consciemment ou non, un angle esthétique réduisant l’identité noire à son animalité. Il rappelle, ce faisant, avec une modernité qui lui est unique, et par une association surprenante du végétal et de l’urbain, que chacun des individus présentés est la somme d’une histoire complexe. 

Ibukun Akindele réinterprète sa propre culture et sa relation à sa beauté et à sa fierté à travers ses visions avant-gardistes (Ibukun Akindele - Thevisualchef)

Awuku accentue ainsi cette impression d’un individu stratifié, où chaque portrait se fait radiographie de notre histoire maquillée. Une histoire que nous sommes amenés à redécouvrir sans voile, dans une explosion de couleurs vives qui mettent en valeur l’affirmation identitaire. 

Le photographe nigérian Ibukun Akindele, qui connaît un succès grandissant sur les réseaux sociaux sous le pseudo de The visual Chef, réinterroge, par son regard avant-gardiste, sa propre culture et son rapport à sa beauté, à sa fierté. Ses photographies lui offrent un miroir, telles que celle mettant spectaculairement en valeur le profil d’une femme albinos. 

Il explique: «Trop longtemps, l’histoire africaine a été racontée par l’Occident. J’essaie, en utilisant les variétés de couleurs de peau, en mettant en évidence la diversité des concentrations de mélanine, de rappeler à la diversité de l’histoire africaine, qui est plurielle. Le mouvement Black Lives Matter a d’ailleurs clairement aidé à ramener la lumière sur ces débats irrésolus.» 

Gregory Prescott, par des clichés tels que George and Cotton, photo ci-dessus, revient aussi avec une poésie magnifique sur la douleur d’une histoire qui coule dans ses veines (Gregory Prescott)

Le Californien Gregory Prescott, lui, réhabilite le nu masculin noir dans la photographie d’art, par des clichés à sujet unique, mais aussi de groupes, en noir et blanc, qui viennent déshabituer le public au raccourci: nudité noire collective – esclavage. Une manière de refaire l’éducation de tous et de détricoter des mécanismes de pensée et de confronter les réflexes interprétatifs collectifs, pour les métamorphoser. Il confie: «Une image forte d’un groupe d’hommes noirs a un impact immédiat, et peut-être qu’on s’y habituera. La séance photo en elle-même est d’ailleurs souvent un moment de communion, où transparaît aussi un désir chez les modèles de démontrer une solidarité au sein de notre propre communauté, et de l’habituer à être fière du nu masculin noir dans sa diversité.» 

Prescott, par des clichés tels que son poignant George and Cotton, revient aussi avec une poésie magnifique sur la douleur d’une histoire qui coule dans ses veines: «Il s’agit d’un hommage à notre histoire et à tout le chemin parcouru. Je crois fermement que l’art et la photographie peuvent aider à rendre l’ignorant curieux de l’histoire derrière l’image.»

2023: l’année des femmes?

La couverture de Vogue par l’artiste Kerry James Marshall, au sujet d’un ton noir «à la frontière du visible» confiait l’artiste à Vogue en août 2020. Il oblige à regarder le sujet de plus près pour en discerner les nuances. «Oui, Black is Beautiful, et ce que je fais, c’est de le montrer à l’extrême.»
(Kerry James Marshall)

Le Tate Britain expose actuellement la peintre britannique Lynette Yiadom-Boakye, qui elle aussi creuse le mystère de l’identité par ses poignants portraits de personnages imaginaires. L’engagement de l’artiste californienne Kara Walker fera l’objet d’une exposition au centre Glenstone ce printemps 2023, après avoir été mis à l’honneur lors d’Art Basel 2021 avec l’exposition «A black hole is everything a star longs to be», sa première exposition européenne, où collages mêlant archives photographiques historiques, récits écrits et peinture (en technique mixte) hurlaient l’urgence d’une remise en question du regard répressif qui a été posé au cours de l’histoire sur l’identité noire, et sur la femme noire plus précisément. Un regard sursexualisé qui persiste, conditionnement de plusieurs décennies qui, selon Walker, déteint sur la manière de se percevoir des femmes afro-américaines, qu’elle regrette de voir parfois endosser ce rôle. Un mécanisme qu’elle réinterroge frontalement. L’artiste plasticienne Tschabalala Self, dont le discours tourne lui aussi autour d’une réassertion du corps noir, et surtout, de la forme féminine noire, fera l’objet d’une exposition majeure au Kunstmuseum de Saint-Gall du 25 février au 18 juin 2023. 

Une blessure qui traverse les siècles 

C’est ainsi que, des navires négriers à l’asservissement des corps et des esprits que dénonce Walker, de la résistance artistique de James Barnor à l’apartheid sud-africain du milieu du siècle dernier, aux pages glacées du Vogue hors-série de septembre 2020 arborant en couverture une peinture par Kerry James Marshall, une compréhension plus exhaustive existe enfin, celle d’une histoire fracturée qu’il faut savoir regarder en face. Une histoire plurielle au combat commun, celui visant à transcender des inégalités tant politiques que sociétales trop longtemps restées dans l’ombre. 

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