Lors d'un événement d’ampleur consacré à la responsabilité environnementale sur le thème «La déconsommation est-elle compatible avec le luxe?», Cyrille Vigneron, CEO et Président de Cartier International a débattu ouvertement avec des centaines d'étudiants connectés via Zoom. Reflet.
Première conférence organisée conjointement par Luxury Tribune et le Swiss Center for Luxury Research (SCLR), cette initiative était également la première concrétisation de l’ambition commune des deux institutions: nourrir le débat et la recherche sur les sujets d’actualités qui occupent le secteur du luxe. Et la déconsommation, concept aujourd’hui essentiel en matière de responsabilité environnementale, était au cœur des débats, le 9 novembre dernier. Pour des raisons sanitaires, la rencontre entre les étudiants des neuf universités et hautes écoles suisses et le patron de Cartier s’est tenue sur la plateforme Zoom. Pendant une heure et demie, les thèmes de la transmission, de l’innovation, mais aussi de la notion de "nécessaire superflu" ont été exposés.
Cyrille Vigneron, la déconsommation est-elle l’ennemie de l’industrie du luxe?
Je tiens tout d’abord à définir ma vision de la déconsommation. Il s’agit de réduire la production de déchets, puis de réutiliser les matériaux avec comme but final de minimiser les impacts environnementaux du secteur. On peut aussi y voir une volonté de transmettre un monde meilleur aux générations futures car la déconsommation s’apparente d’abord à une attitude. Celle consistant à réduire la surconsommation, celle qui fait appel au plaisir immédiat. Par contre luxe fait partie de ce que j’appelle «le nécessaire superflu», ce dont on n’a pas besoin mais que l’on désire et qui nous rend heureux, par opposition à «l’utilitarisme» qui oublierait le non-essentiel.
Donc vous prônez un luxe qui se rapproche d’une certaine frugalité?
Exactement. Il est utile de rappeler que le luxe frugal a été présent tout au long de notre histoire. Un produit beau sans être opulent, c’est un idéal qui revient sur le devant de la scène en ces temps compliqués. Il correspond à un désir, mais sans trop en faire. Ni dans l’ostentatoire, ni dans la surconsommation. Il me paraît également fondamental de cultiver une certaine attente. Patienter pour s’offrir l’objet de ses rêves rend toujours heureux.
A l’heure où l’industrie doit affronter une baisse globale de ses ventes, pensez-vous que la déconsommation ait sa place?
Bien évidemment. Dans le passé, s’acheter une voiture ou une machine à laver était considéré comme un luxe. Les Maisons doivent se souvenir que leurs clients sont heureux de posséder des objets exceptionnels. La solidarité aussi est essentielle. La pandémie de Covid-19 fait croître les inégalités aux quatre coins du globe. Les personnes les plus précaires sont celles qui sont les plus impactées, on doit les aider. Les diverses mesures de confinement nous donnent aussi une formidable opportunité de repenser le monde dans lequel nous vivons, nous avons le temps de le faire en ce moment. Repenser le monde, c’est aussi repenser le luxe.
La rentabilité d’une entreprise peut-elle aller de pair avec la déconsommation ?
La rentabilité d’une entreprise permet, par ricochet, d’en faire profiter toute la communauté en offrant des places de travail, en s’acquittant des impôts et autres taxes, entre autres.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret de déconsommation ?
Lorsque nous inaugurons une nouvelle version d’une collection iconique, comme la Panthère ou la Pasha, par exemple, nous invitons nos clients possesseurs d’une montre de la précédente édition à venir en boutique pour une réparation gratuite du garde-temps. De cette façon, le plaisir de porter le modèle est renouvelé, sans avoir incité le client à un nouvel achat. C’est une manière concrète d’aller dans le sens de la durabilité, de la déconsommation. Un objet de luxe doit pouvoir être recyclé, réparé et transmis.
Quelle est votre analyse du phénomène de relocalisation auquel nous assistons en ce moment?
Précisons déjà que le luxe est majoritairement manufacturé en Europe. En France, en Italie ou en Suisse surtout. Mais ce que la pandémie a démontré, c’est que d’opter pour une main d’œuvre moins chère, mais éloignée, pouvait créer un certain nombre de problèmes. Spécialement en matière de transports et au niveau de la chaîne d’approvisionnement.
Quid des valeurs des nouvelles générations? On entend souvent qu’elles sont bien différentes de celles de leurs aînés, vous confirmez?
Je n’observe pas ce phénomène. Les jeunes apprécient les mêmes produits que les générations précédentes. Chez Cartier, par exemple, 60% de nos clients sont des Millennials, et en Chine 25% sont issus de la génération Z. Une Maison qui a une histoire, un savoir-faire, un design intemporel séduira les nouvelles générations. Mais il y a un mouvement de fond qui touche toutes les générations, il concerne les préoccupations environnementales. Ce que j’ai remarqué, c’est que plus un design est durable, plus il correspond aux désirs des gens.
Ces préoccupations environnementales ont fait évoluer votre stratégie?
Jusqu’à aujourd’hui,, la réglementation en vigueur était considérée comme suffisante par certaines marques. Elle permettait de régler les questions liées aux espèces animales en danger, à la pollution ou encore aux matériaux utilisés. Désormais, il faut aller plus loin. Beaucoup plus loin. Au sein de notre Maison, par exemple, 90% de l’or utilisé est recyclé. Il y a aussi un désir de traçabilité de la part de nos clients. Ainsi qu’une forte envie d’éthique. Avant, nous agissions, désormais nous devons agir et le faire savoir.
Vous y consacrez un budget supplémentaire?
Non, car cette stratégie est inhérente à Cartier. Nous avons atteint la neutralité carbone il y a dix ans déjà. Cependant, nous innovons toujours. C’est pourquoi nous avons créé un nouveau fonds baptisé «Cartier for nature». Et le fonds novateur «Lion’s Share», programme des Nations unies pour le développement (PNUD) auquel nous participons et qui réunit une coalition d’entreprises et de partenaires des Nations Unies, est très intéressant car il vise à lever plus de 100 millions de dollars par an au cours des cinq prochaines années pour financer les efforts de lutte contre la perte de biodiversité et de protection des habitats en invitant les marques à verser l’équivalent de 0,5 % de leurs dépenses publicitaires chaque fois que l’image d’un animal est utilisée dans leurs publicités. En tant que citoyens du monde, nous estimons qu’il est de notre devoir de protéger la biodiversité de la planète et de faire une différence dans la conservation de la faune sauvage. Dans nos boutiques aussi, nous visons la durabilité en réutilisant des matériaux. Nos usines ont fait le choix des énergies renouvelables, hydraulique et solaire notamment. Bref, notre engagement envers la protection de l’environnement ruisselle sur l’ensemble de nos activités et je ne peux que m’en réjouir.
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