Stratégie

Le savoir-faire indien est-il reconnu à sa juste valeur?

Shilpa Dhamija

By Shilpa Dhamija01 février 2024

L'Inde abrite des centaines d’ateliers qui fournissent des exécutions d’une exceptionnelle qualité. Toutefois, la plupart des maisons de luxe souhaitent que leur relation avec l’Inde reste un « secret commercial ». Décryptage.

L'entreprise Milaaya, dont le nom signifie 'unir' ou 'fusionner' en hindi s'est établie pour connecter l'art et l'artisanat indiens au reste du monde (Milaaya)

D’un point de vue économique, le tissage à la main est devenu l’un des principaux secteurs d’emploi en Inde, après l’agriculture, avec près de 3,5 millions de travailleurs. Le secteur de l’artisanat indien, très prisé par les marques de luxe mondiales pour ses broderies et son savoir-faire artisanal local, est également florissant, avec des exportations atteignant 3,6 milliards de dollars (3,3 milliards d’euros) au cours de l’année fiscale 2023 (luxe et non-luxe). «L’Inde est devenue l’un des premiers choix pour plusieurs marques qui souhaitent externaliser leur savoir-faire artisanal», déclare Maximiliano Modesti, fondateur de l’atelier 2M Design Studios et installé en Inde au tournant des années 2000. Il a largement contribué à faire connaître le savoir-faire indien aux marques de luxe en Europe. Ses débuts en Inde, dans les années 90, se situaient à une époque où «l’Inde était communément perçue par les marques européennes de mode de luxe comme le lieu où l’on produisait des t-shirts à 1 dollar, et non pour son artisanat séculaire. Dans ces années-là, le “Made in India” était un rêve et non une attraction», note-t-il.

Les ateliers indiens fournissent discrètement des œuvres de haute qualité à l'industrie mondiale de la mode de luxe. Sur la photo, l'atelier de Milaaya broderies (Milaaya)

Chanakya, l’atelier de Mumbai qui a collaboré avec Dior pour le fameux défilé de l’automne 23 en Inde, a été fondé en 1984 par l’artiste Vinod Maganlal Shah, avec une motivation similaire: «L’idée était de faire connaître au monde l’héritage artisanal de l’Inde, explique Karishma Swali, fille de Shah et directrice générale et créative de Chanakya International, et partager non seulement les différents genres d’artisanat qui existent ici, mais aussi la pure maîtrise des compétences acquises par les artisans.»

Les années 90, un tournant dans la reconnaissance du savoir-faire des artisans indiens

Milaaya se distingue par sa collection exotique de broderies et de perles de haut artisanat (Milaaya)

Historiquement, même aux XVIe et XVIIe siècles, certains des plus beaux tissus provenaient d’Inde. Maximiliano Modesti poursuit: «Quelque part entre cette époque et le milieu du siècle dernier, l’industrie de la mode a perdu la connaissance des prouesses de l’Inde en matière de fabrication de textiles de grande qualité. Alors que la plupart des maisons de mode de luxe négligeaient l’héritage artisanal historique de l’Inde, Jean-Louis Dumas, alors PDG et directeur artistique de la maison Hermès se rendait régulièrement en Inde. Il avait perçu le potentiel de ce pays et s’était empressé de l’utiliser dans les produits Hermès. Au milieu des années 90, il m’a confié un projet de broderie sur des tissus destinés aux vitrines des magasins Hermès. Mais ce n’est qu’en 2005-2006 qu’Hermès a apposé la première étiquette “Made-in-India” sur l’un de ses produits. Isabel Marant et Dries Van Noten font partie des quelques autres créateurs qui ont utilisé des étiquettes “made in India” à l’époque. Ce n’est qu’au cours de la dernière décennie que le monde a pris conscience de la puissance de l’Inde dans la chaîne d’approvisionnement de la mode de luxe.»

Milaaya, spécialisée en broderies zardozi et aari collabore avec de nombreuses maisons de mode aux États-Unis et en Europe (Milaaya)

L’arrivée de couturiers et de créateurs indiens tels que Sabyasachi Mukherjee, Falguni & Shane Peacock, Anita Dongre sur les marchés mondiaux a amplifié la maîtrise artisanale de l’Inde. Au fur et à mesure que les stylistes indiens créaient des ensembles de prestige portés par des icônes de la mode telles que Beyonce, Kim Kardashian, Sarah Jessica Parker, pour n’en citer que quelques-unes, il est devenu de plus en plus acceptable pour les marques de luxe internationales de reconnaître l’intégration de savoir-faire indiens dans leur chaîne d’approvisionnement. Des années avant que Dior ne célèbre son association avec les artisans du pays par le biais de son défilé de mode en 2023, Christian Louboutin avait matérialisé sa première collaboration capsule avec le couturier indien de renommée mondiale Sabysaschi Mukherjee en 2015, suivie d’une série de collections à part entière présentées dans les boutiques Louboutin du monde entier.

Rendre les labels «Made in» plus inclusifs

L’Inde abrite aujourd’hui des centaines d’ateliers qui fournissent des œuvres de grande qualité aux marques de mode de luxe du monde entier. La maîtrise de l’artisanat indien et sa contribution à l’industrie de la mode gagnent peu à peu leurs lettres de noblesse. Toutefois, la plupart des marques de mode souhaitent que leurs liens avec l’Inde restent un «secret commercial». Alors que l’industrie de la mode de luxe s’efforce de devenir plus inclusive, n’est-il pas temps de mentionner explicitement sur l’étiquette d’un produit les communautés et les artisans qui participent aux réalisations? «Lorsqu’un tissu brodé fabriqué et expédié depuis l’Inde est utilisé dans un produit terminé dans un autre pays, le produit porte le nom de ce dernier pays, même si la majeure partie est fabriquée à partir de ce tissu brodé, explique Gayatri Khanna, fondatrice de Milaaya Embroideries. Un produit de luxe ne porte l’étiquette “made in India” que s’il est fini en Inde. Telles sont les règles d’étiquetage “made in” suivies par la plupart des pays.»

L'artisanat indien a généré 3,6 milliards de dollars d'exportations en 2023 (Milaaya)

Pour favoriser l’inclusion, les deux parties, les nations exportatrices et importatrices, doivent définir des règles plus progressives, explique Gayatri Khanna: «Par exemple, si la pièce brodée en Inde couvre un certain pourcentage du produit final, un crédit “embelli en Inde” peut être ajouté à l’étiquette du produit. Nous ne voulons pas d’un crédit pour l’ensemble du vêtement.» Gayatri Khanna, qui compte aujourd’hui des dizaines de marques de mode de luxe parmi ses clients, a ouvert son premier bureau à New York au début des années 2000 et a décroché des contrats avec des créateurs américains populaires tels que Vera Wang et Marchesa. Au fil du temps et de la demande croissante, Milaaya a étendu ses activités aux principales capitales mondiales de la mode : Milan, Paris et Londres.

C’est sans aucun doute aussi par le spectaculaire et les événements largement relayés sur les réseaux sociaux que les avancées pourront se faire, à l’image de la collaboration récente réalisée par l’atelier de Mumbai avec un créateur, pour la confection d’un costume personnalisé et unique en son genre pour Beyoncé, orné de 20 000 cristaux Swarovski et que la star a porté lors de la tournée Renaissance. «Mais nous ne sommes pas censés dire pour qui nous l’avons confectionné… », affirme Gayatri Khanna.

Au milieu des années 90, Jean-Louis Dumas, à la tête de la marque Hermès, a initié des collaborations avec des artisans indiens, conduisant à l'apposition du premier label 'Made-in-India' sur un produit Hermès en 2005-2006 (Milaaya)

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