L’incroyable ascension des marques haute couture indiennes

En 2022, la chanteuse-rappeuse américaine Megan Thee Stallion avait choisi pour ses débuts aux Oscars une robe bleu ardoise sur mesure conçue par le designer indien Gaurav Gupta. Entièrement brodée de cristaux en forme de vagues, la robe de Stallion illustrait l'excellence de l'artisanat indien. Cardi B avait, elle aussi, choisi de porter une des robes emblématiques de Gupta lors des Grammy Awards 2023. Les robes sculpturales du designer indien séduisent toujours plus les stars, à l’image de Jenna Ortega et Kylie Minogue, pour leur apparition sur tapis rouge.

Gaurav Gupta savoure aujourd’hui sa popularité: «Nous lançons notre toute première collection de prêt-à-porter haut de gamme exclusivement pour le marché occidental avec Neiman Marcus et d'autres magasins spécialisés tels que Bergdorf Goodman aux États-Unis. Nos collections seront également bientôt disponibles en Europe», révèle le couturier basé à New Delhi. Cette année, Gupta a également fait ses débuts à la Fashion Week de Paris, près de deux décennies après avoir lancé sa marque éponyme en Inde. Il est seulement le troisième designer indien à avoir été invité à présenter ses créations lors de la Fashion Week parisienne.

Le tout premier designer indien à avoir eu ce privilège était Rahul Mishra, un ancien étudiant en sciences, devenu couturier dans une petite ville du nord de l'Inde. Il a connu une croissance phénoménale au cours de la dernière décennie. Grâce à son style minimaliste composé de tissus traditionnels du Kerala brodés à la main, Mishra s'est fait un nom en habillant des célébrités hollywoodiennes telles que Zendaya, Gigi Hadid et Ashley Park. Sa ligne de prêt-à-porter très haut de gamme est aujourd’hui vendue chez Harvey Nichols, Saks Fifth Avenue, David Jones en Australie et Joyce en Chine. Il prévoit de lancer des boutiques phares à Londres, Paris et New York grâce à son nouveau partenaire commercial, Reliance Brands Ltd (RBL), qui collabore avec des marques de luxe comme Balenciaga, Valentino et Tiffany & Co. en Inde. Rahul vient d’ailleurs de signer une joint-venture avec le groupe RBL pour le lancement d’une nouvelle marque, dont les parts seront détenues à hauteur de 40% par le créateur indien et de 60% par le groupe Reliance Brand. Celle-ci proposera des collections de prêt-à-porter de luxe, d'accessoires, de chaussures, de produits pour la maison, de beauté et de bijoux.

Pour Mishra, cette association était l'étape inévitable pour établir une présence commerciale mondiale significative: «Si vous voulez trouver des marques indiennes hors du pays, c'est la seule voie à suivre. Regardez Gucci, qui a touché un public mondial bien plus large avec Kering, ou même Dior avec LVMH», explique-t-il dans une interview accordée à Luxury Tribune. Depuis près d'un quart de siècle, les grandes marques de luxe comme Dior, Fendi, Versace et Christian Louboutin externalisent le savoir-faire artisanal indien grâce à des ateliers spécialisés. Aujourd’hui, l'Inde veut également faire la démonstration de son artisanat séculaire à l'échelle mondiale grâce à ses propres marques de luxe.

Au cours des deux dernières années, un grand nombre de maison de luxe indiennes très populaires, à l’image de celle de Mishra, ont trouvé un nouvel élan grâce à des joint-ventures. Les conglomérats de luxe indiens RBL et Aditya Birla Fashion & Retail Ltd (ABFRL) ont acquis des parts importantes dans des maisons de couture indiennes encore en mains privées. Cette démarche renforce leurs portefeuilles et étend la portée des marques, tant sur le plan national qu'international.

Un des meilleurs exemples reste l’acquisition par le groupe RBL de 51% des parts de la maison de couture Abu Jaani & Sandeep Khosla (AJSK) et ses filiales, une marque de haute couture spécialisée dans les vêtements ethniques indiens. C’est d’ailleurs le duo de designers d’AJSK qui a réalisé la tenue de mariage de la richissime héritière de Reliance, Isha Ambani, pour plusieurs millions de dollars. Le segment de la haute couture sur mesure dédiée aux mariages fastueux comme seule l’Inde peut offrir est un secteur qui devrait atteindre 159 milliards de dollars cette année. Toujours dans une volonté d’élargir son portefeuille et la puissance des labels indiens, RBL a conclu des partenariats stratégiques avec une demi-douzaine d'autres marques indiennes pour étendre ses collections de prêt-à-porter haut de gamme et se diversifier dans d'autres secteurs commerciaux tels que les accessoires et les chaussures. Manish Malhotra, l'un des couturiers de vêtements ethniques les plus célèbres en Inde, a récemment vendu une participation de 40% de son entreprise à RBL «pour ouvrir davantage de magasins flagship, collaborer avec des créateurs de mode internationaux et explorer de nouveaux marchés à travers le monde», a-t-il déclaré récemment.

Les conglomérats de luxe indiens ont un grand potentiel de croissance, tant en Inde qu'à l'étranger. Selon un rapport de Bain & Co., le marché du luxe en Inde devrait augmenter de 3,5 fois d'ici 2030 par rapport à 2022. Un autre rapport de Knight Frank prévoit que la population de millionnaires en dollars en Inde dépassera 1,4 million d'ici 2026. Quant au bassin mondial de clients, Bain & Co. prévoit que le nombre de consommateurs du luxe dépassera les 500 millions d'ici 2030.

Dans cette course à l'acquisition que se livrent les groupes de luxe indiens, ABFRL - qui a introduit Galeries Lafayette en Inde -, a acquis une participation de 51% dans Sabyasachi la marque de couture indienne dédiée au mariage. Très convoitée, elle a été acheté par le conglomérat à hauteur de 43,5 millions de dollars. Le designer basé à Mumbai, réputé pour avoir habillé presque toutes les mariées de Bollywood ces dernières années, a, depuis, ouvert une boutique de haute couture indienne de 588 mètres carrés dans le West Village de New York, en 2022. Autres prises de contrôles majoritaires de la part de ABFRL, ce sont les marques de luxe indiennes très en vue Tarun Tahiliani et Shantanu & Nikhil, qui sont rentrées dans le giron du conglomérat . Le géant de la mode, qui possède également des marques premium en Inde, a enregistré une augmentation de 26% de son chiffre d'affaires au cours de l'exercice 2022, atteignant 1,6 milliard de dollars.

«Ce phénomène de joint-ventures va propulser la croissance de l'industrie de manière exponentielle», déclare Anita Dongre, l'une des principales designers de luxe en Inde, qui a entamé son expansion mondiale bien avant ses homologues, en ouvrant son premier magasin à New York il y a cinq ans. En 2013, elle a reçu un financement de 20 millions de dollars de la part de General Atlantic en échange d'une participation de 23% dans sa société (HOAD), une étape importante qui s'est produite avant même que les géants du luxe indien ne commencent leur frénésie d'acquisitions dans le secteur du luxe. General Atlantic est également un investisseur de la marque américaine Tory Burch. «Mon entreprise est familiale et nous avons mené notre expansion mondiale par nos propres moyens, et ce n'est pas facile», admet Dongre. Cette année, elle a ouvert une autre boutique flagship à Dubaï, une destination où les Indiens représentent près de 28% de la population expatriée.

«Les grandes entreprises investissent aujourd’hui dans le luxe en Inde, car il est prévu que ce segment connaisse une croissance rapide à mesure que le niveau de vie des Indiens progresse», note Mishra. Faisant écho à ce constat, Gupta conclut: «L'Amérique et l'Europe ont dominé l'industrie de la mode en raison de leur croissance socio-économique. Mais dans les cinq à dix années à venir, la prochaine grande marque mondiale sera asiatique, très probablement indienne.»