Le temps est venu pour les designers de réfléchir à de nouveaux modèles pour surmonter la crise. Et dans ce grand chambardement, des opportunités apparaissent.
Fin février et en pleine Fashion Week, Milan était la première ville au monde à affronter la tempête imposée par l'urgence du Covid-19. A l'époque, Giorgio Armani avait lui-même décidé de faire son défilé de mode à Milan à huis clos, sans public, en live sur Instagram. Début avril, le couturier adressait également une lettre ouverte au journal américain WWD, annonçant une véritable révolution: «Vous ne pouvez plus penser uniquement au profit. La mode doit ralentir si elle veut redémarrer. Et redevenir humaine.»
Vous ne pouvez plus penser uniquement au profit. La mode doit ralentir si elle veut redémarrer. Et redevenir humaine.
Giorgio Armani, dans sa lettre ouverte publiée sur WWD
La lettre a également révélé une nouvelle valeur du luxe: le refus de l’immédiateté. Le luxe nécessite son temps pour être créé et compris. Côté nouvelle résolution éthique et responsable, c'est un autre Italien, Brunello Cuccinelli, qui prend la parole sur la nécessité de la durabilité. Et affirme avec force que le travail doit être recyclé, car une production de mauvaise qualité ne peut avoir d'avenir, du moins en Italie, où de nombreuses entreprises du secteur produisent. C'est encore lui qui déclare avec enthousiasme qu'il existe un département de son entreprise qui répare les vieux vêtements Cuccinelli, un concept qui valorise les choses usagées, en opposition à l'idée de simple consommation.
Le prix de la durabilité
Le désir de changement est devenu une nécessité, et chaque maison de mode de luxe l'interprète à sa manière. Dolce&Gabbana vient de lancer un projet numérique #FattoInCasa, à suivre sur Instagram : des tutoriels à regarder sur les réseaux sociaux pour apprendre, en quelques minutes, ce qu'on peut faire chez soi, en commençant bien sûr par la mode, pour ensuite passer au crochet, au tricot et pourquoi pas au pain ou à quelques recettes de cuisine, et même au jardinage, le tout strictement Made in Italy, pour être en phase avec la prochaine collection automne/hiver, qui ne s'intitule pas au hasard: «Fatto a Mano», en référence au travail de petits ateliers artisanaux italiens.
L'initiative est enrichie d'une finalité sociale. Elle servira à soutenir la Fondation Humanitas qui s'occupe de la recherche dans le domaine de la science. Pour le designer américain Virgil Abloh, qui a conquis Louis Vuitton, l’époque passe «de la vanité à l'humanité». Alessandro Michele, le directeur créatif de Gucci, vient d'annoncer sur Instagram que rien ne sera plus comme avant et que Gucci ne fera que deux présentations par an, sans aucune saisonnalité. Des changements structurels qui exigent de la créativité mais aussi des investissements importants, en cette période de grande incertitude économique.
Selon le rapport de McKinsey «The State of Fashion», en 2020, le secteur des produits de luxe se réduira de 35 à 39% et selon une étude du BCG (Boston Consulting Group) réalisée en collaboration avec «Fashion for Good», pour rendre l'industrie de l'habillement durable, il faudra investir entre 20 et 30 milliards de dollars par an. Il est temps de réfléchir à un nouveau modèle. Pour comprendre ce phénomène, Maurizio Dallocchio, professeur à l'université Bocconi, également en lien avec le département des finances à la SDA Bocconi School of Management, il faut partir de loin, de la signification du terme luxe pour comprendre les dimensions de la nouvelle tendance: «Depuis 2008, le luxe est un mot beaucoup plus apprécié en Asie et en général dans les économies à forte croissance, et beaucoup moins en Occident. Dans les pays émergents, le mot "luxe" conserve une certaine fascination, un accomplissement social, alors que nous l'associons plutôt à une idée de frivolité et de vacuité, sans attention portée à sa valeur intrinsèque. C'est pourquoi nous préférons aujourd'hui parler de «haut de gamme», un terme qui inclut l'exclusivité et l'héritage; c'est quelque chose qui n'est pas une dépense, mais un investissement, et qui doit naître d'une histoire.»
Faire coexister durabilité et profit
Comment expliquer alors l'intérêt des marques de luxe pour la durabilité? Maurizio Dallocchio poursuit: «Le consommateur de luxe a rajeuni. Les Millenials et la génération Z sont attentifs à la durabilité. Les entreprises haut de gamme, elles, sont influentes, très attentives à intercepter le changement et investissent beaucoup dans la communication; ensemble ils permettent une consommation sans se sentir coupable.»
Mais le défi reste entier, comment faire coexister le profit et la durabilité qui exige moins de consommation? «L'environnement, le respect des valeurs sociales et la gouvernance sont des variables macroéconomiques sur lesquelles repose la durabilité, insiste Maurizio Dallocchio, qui permettent d'exister longtemps, mais cela coûte très cher. Pourtant, si la marque n’investit pas dans ces variables, elle est vouée à disparaître du marché.»
Le luxe de demain sera de fabriquer l'objet unique à garder pour toujours, en valorisant ses origines, son héritage
Francesca di Pasquantonio, responsable du secteur du luxe au sein du groupe Deutsche Bank
La marche complexe vers la durabilité est une question économique et sociale que même Francesca di Pasquantonio, responsable du secteur du luxe au sein du groupe Deutsche Bank, considère comme indispensable pour l'avenir de toute marque: «La mode est l'un des secteurs les plus polluants de la planète, et les entreprises de luxe s'efforcent de devenir durables, un processus complexe qui a commencé par la communication, les exigences formelles, les choix tactiques des produits, pour se poursuivre ensuite dans le processus de production, une étape beaucoup plus compliquée. Tout cela pour atteindre une véritable durabilité vouée à réduire la consommation dans un secteur où l'on produit plus que nécessaire; l'objectif devient de rééquilibrer l'offre et la demande, par exemple avec des collections plus petites et un produit ayant une durée de vie moyenne beaucoup plus longue, comme le font déjà quelques entreprises. Le luxe de demain sera de fabriquer l'objet unique à garder pour toujours, en valorisant ses origines, son héritage. Il va sans dire que la pandémie a mis au premier plan des valeurs oubliées, comme le silence, l'amitié, la famille, la cuisine, et que les achats compulsifs ont perdu du terrain, dans de nombreuses régions géographiques, du moins pour l'instant. Un nouveau concept de luxe est en train d'être défini: l’unicité du vêtement, liée précisément à sa durabilité.»
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