«Le luxe français s’est imposé grâce à l’espionnage industriel»
Après plus de dix ans d’enquête, la journaliste parisienne Laurence Picot publie «Les Secrets du Luxe». Un ouvrage passionnant qui nous emmène aux origines du luxe français. Avec sa galerie de personnages hauts en couleur, ses secrets inavouables et ses coups de génie. Entretien.
Spécialisée dans les industries du luxe, Laurence Picot a collaboré plus de quinze ans comme journaliste au Monde, ELLE et Paris Match. Elle a également enseigné en master de gestion des Industries du Luxe à l’Université de Paris Est et créé le collectif art science LuxInside. De 2012 à aujourd’hui, elle a mené une enquête au long cours sur les origines du luxe français, remontant le temps jusqu’au XVIIe siècle afin d’en comprendre les arcanes. Pour ce faire, elle s'est plongée dans les archives publiques et privées, en France et à l’étranger, s’appuyant sur des documents originaux souvent inédits.
Votre livre débute en 1661. A cette époque, la France ressemble étrangement à celle d’aujourd’hui avec une pandémie, un dérèglement climatique et un chômage galopant?
C’est exact, les similitudes entre les deux époques sont plutôt troublantes. En 1661, la France connaît aussi un dérèglement de son climat avec des étés caniculaires et des hivers glaciaux, ce qui détruit les cultures. Le problème, c’est que l’agriculture est la première industrie française. Dès lors, de nombreux ouvriers vont se retrouver à la rue, sans travail et donc sans argent pour se nourrir. Parallèlement, la France est le pays le plus peuplé avec vingt millions d’habitants, le double que l’Angleterre et la Russie. Et la peste fait son grand retour.
Et à ce moment-là Jean-Baptiste Colbert arrive au pouvoir…
Oui, il est nommé ministre de Louis XIV, le Roi-Soleil. L’une de ses premières actions consiste à lancer une grande enquête pour déterminer comment redresser économiquement le pays. Très rapidement, il se rend compte que la France doit se tourner vers la superfluité.
Ce qui s’appellera plus tard le luxe?
Plus tard, c’est vrai. Car en 1661, le mot luxe n’existe pas dans la langue française. Il faut attendre 1694 pour qu’il fasse son apparition dans le dictionnaire. Par superfluité, il faut comprendre ce qui est de l’ordre du superflu. C’est donc en 1665 que les manufactures de luxe sont créées en France. L’initiative de Colbert explique aussi le nom du Comité Colbert qui chapeaute aujourd’hui les principales maisons de luxe en France.
Pour s’imposer à l’époque, ces manufactures ont recours à des méthodes peu avouables…
C’est même pire que cela. En fait, ce ne sont pas les entreprises de l’époque, mais l’Etat français qui va avoir recours à l’espionnage industriel pour s’approprier les secrets de production de ses voisins. Les Italiens excellent dans les miroirs et la verrerie, l’Angleterre dans les draps fins alors que la Chine a sa porcelaine et les métiers à tisser. Colbert va également débaucher les artisans les plus talentueux et même les exfiltrer de leur pays pour qu’ils viennent travailler à Paris. C’est digne d’un James Bond ou d’un film de cape et d’épée.
Vous sous-entendez que le luxe à la française n’est pas vraiment français?
C’est un mensonge historique. Dire que le luxe français existe depuis la nuit des temps est faux. Il s’est fait des influences du monde entier. Au 18e siècle par exemple, les espions français vont tout voler aux Chinois, notamment les techniques liées à la porcelaine ou à la soie. Ce qui est amusant, c’est de constater le retour de bâton plusieurs siècles après avec l’Occident qui a peur de se faire copier par les entreprises de l’Empire du Milieu.
Au fil des pages, vous parlez de startups, d’influenceurs, d’androïdes, de networking, de business man, pourquoi ces termes contemporains dans un livre historique? Figurez-vous qu’androïde est un terme qui existait dans le dictionnaire de l’époque, il signifie simplement quelque chose qui a une apparence humaine. Pour ce qui est des startups, par exemple, j’ai remarqué que les critères des manufactures créées par Colbert étaient exactement les mêmes que ceux des startups. Avec une certaine émulation et la capacité à innover notamment. De manière générale, mon livre s’adresse au grand public donc j’avais aussi envie de raconter l’histoire du luxe français avec une certaine légèreté.
Avec votre regard d’historienne et de journaliste, comment le luxe du 17e siècle a-t-il évolué au fil du temps?
J’ai découvert que l’artisanat exceptionnel ne faisait pas tout. Le luxe de l’époque s’appuyait toujours sur une innovation technique née du monde scientifique (chimie, mécanique…). Les dirigeants de la Manufacture royale des glaces détournent, par exemple, l’invention du verre coulé artistique par Bernard Perrot. Ils développent cette technique pour remplacer le verre soufflé, et dépassent les performances des verriers de Murano avec des glaces de très grande taille. De la copie dès 1665 à l’innovation datant de 1693, la stratégie colbertienne prend ici tout son sens.
Le luxe d’aujourd’hui trouve grâce à vos yeux?
Il devrait selon moi retrouver ses fondamentaux en misant sur les métiers rares. Par exemple, pour confectionner des souliers de luxe, il est essentiel de recourir à des clous bi-matière. Or, il n’existe plus qu’un seul cloutier de ce type en France et si on procède sans clous bi-matière, la semelle se fissure. Depuis les années 1980, le luxe mise trop sur son image, il doit davantage investir dans la recherche pour retrouver de sa superbe.
Inspiré du livre «Les Secrets du luxe», le documentaire «L’invention du luxe à la française» réalisé par Stéphane Bégoin, sera diffusé le 5 décembre sur ARTE.
Partager l'article
Continuez votre lecture
Dans le temple de l’allure et des libertés
Un chapeau de paille noire, une marinière de soie blanche, une veste à paillettes cuivre, Gabrielle Chanel créait des vêtements d’abord pour elle. En 1910 naissait le style «Chanel» pour une amazone fière et altière, une femme libre et affranchie. Une rétrospective à découvrir au musée Galliera: «Gabrielle Chanel. Manifeste de Mode»
Le comité Colbert descend dans l’arène pour défendre le luxe français
Quel a été le degré de résistance des différentes maisons du Comité Colbert? Il est trop tôt pour tirer un vrai bilan. Le Comité Colbert […]
S'inscrire
Newsletter
Soyez prévenu·e des dernières publications et analyses.