«La création sur le temps long de Vacheron Constantin n’est pas compatible avec une croissance industrielle»

Christian Selmoni est un homme à part dans le milieu plutôt classique de la haute horlogerie. Reconnu pour son goût sûr, il est depuis huit ans directeur de l’héritage et du style de Vacheron Constantin. Veste à carreau tartan vert, pantalon rose et chaussettes assorties, son allure with a british twist est devenue sa marque de fabrique. Depuis trois décennies, il trouve un reflet de ses passions du design et de la bienfacture dans les créations horlogères aux lignes uniques de la marque. D’abord directeur produit, puis artistique, il officialise aussi son rôle de porte-parole, avec l’arrivée de Louis Ferla aux commandes de Vacheron Constantin en 2017. Il affectionne le fait de garder un œil sur le produit et le patrimoine, qui restent ses départements de cœur. Depuis lors, il a appris à raconter des histoires, au-delà du design. À Watches & Wonders, en avril dernier, Christian Selmoni a accordé une interview à Luxury Tribune, toujours enthousiaste à l’idée de poser un regard sur le style, l’héritage et la stratégie de la marque, aujourd’hui l’une des plus désirées de la haute horlogerie. Selon le rapport Morgan Stanley paru le 28 février 2024, Vacheron Constantin aurait atteint le milliard de francs de chiffres d’affaires, avec une progression de 8%, au-dessus des performances du marché.

Il y a un réel engouement autour de la marque Vacheron Constantin depuis quelques années. Comment l’expliquez-vous?

Christina Selmoni. Les arrivées successives de Louis Ferla, directeur général, puis de Laurent Perves, directeur marketing, ont largement contribué à la construction de ce succès, dès fin 2016. Le repositionnement de la maison et de sa communication, puis la structuration du portefeuille, en réduisant l’offre, a contribué à cet élan. En 2016 encore, la décision de redessiner la collection Overseas a façonné cette nouvelle image, à la fois contemporaine, classique et raffinée. Ces éléments stylistiques, toujours accompagnés d’un trait d’originalité et d’audace, ont dès lors façonné nos créations. L’Overseas III a symbolisé cette nouvelle évocation, accompagnée d’une subtile touche années 70. Elle a été un amplificateur de visibilité.

Cette année, Vacheron Constantin a marqué les esprits grâce à la montre The Berkley Grand Complication et au modèle Égérie – The Pleats of Time, une montre concept. Une position disruptive inhabituelle pour la marque…

Il est vrai que pendant des décennies, la maison est restée très discrète, souvent perçue comme très conservatrice, malgré les innovations. Aujourd’hui, elle s’est désinhibée. L’audace est bel et bien là, mais nos pièces héritage l’étaient tout autant. C’est un retour à ce qui définit Vacheron Constantin. Je suis un très grand admirateur du travail de Yiqing Yin (créatrice de haute couture qui a signé la collaboration avec Vacheron Constantin pour le modèle Égérie – The Pleats of Time, ndlr) avant même sa collaboration avec la maison. Vacheron Constantin n’était effectivement pas attendue avec la révélation d’une concept watch pour femme, alors même que son histoire démontre le contraire. Avec ce modèle Égérie – The Pleats of Time, Vacheron Constantin sort de sa zone de confort et se confronte à l’univers de la haute couture, en l’associant à l’horlogerie et à la parfumerie grâce à la collaboration avec le parfumeur Dominique Ropion. L’intérêt de l’exercice a été de nous ouvrir à une autre façon de concevoir l’horlogerie.

Une première pour Vacheron Constantin?

Oui, même si en 2008, la montre Quai de L’Île avait déjà été une collection innovante et inattendue qui avait marqué son temps, un véritable pari lancé à l’expression moderne du style Vacheron Constantin. Quant à la montre The Berkley Grand Complication, autre défi lancé à la complication horlogère, c’est bien son commanditaire qui nous a incités à le relever, alors même que son précédent garde-temps d’une très grande complexité – le modèle Référence 57260 – était encore en production. Le calendrier chinois perpétuel a été le terrain de jeu de ce défi exceptionnel. Face à cette rare complexité composée de 63 complications, il a fallu onze ans au total pour la réaliser; une prouesse, aujourd’hui un record mondial qui n’a pourtant jamais été l’objectif fixé par Vacheron Constantin.

La création de pièces uniques est-elle une stratégie que Vacheron Constantin veut davantage développer?

Oui, tout à fait. Le département Les Cabinotiers est fondamental; même si le nombre de pièces qui en sort reste faible, c’est un atout majeur, car c’est aussi la résultante des relations tissées avec les collectionneurs. Ils sont les moteurs de l’innovation.

Vacheron Constantin devient également iconique grâce au travail effectué sur certains modèles historiques comme la 222, aujourd’hui très recherchés. Ce travail des icônes fait-il partie de cette nouvelle stratégie de désirabilité et de création de valeur patrimoniale?

Je pense que la collection Historiques a toujours joué un rôle d’accélérateur d’image et de légitimité. Ce sont des montres niches, mais à caractère très fort, comme la 222, l’American 1921 ou la Cornes de Vache. Je vois cette collection comme un rappel de l’audace et de la créativité de Vacheron Constantin, à différentes périodes de l’histoire de la Maison.

Ont-elles une plus grande résonnance auprès du public aujourd’hui?

C’est possible, parce que nous sommes dans une tendance de fond du vintage qui rayonne bien au-delà de l’horlogerie. Nous aurions encore beaucoup de montres qui seraient de parfaites candidates pour cette tendance, mais nous n’en sortons pas chaque année.

N’avez-vous pas l’intention d’accélérer cette tendance, étant donné leur succès?

Aujourd’hui, Vacheron Constantin possède une manufacture intégrée, qui réalise des mouvements maison, d’une excellente facture faite main, avec un niveau de finition extrêmement élevé. C’est un travail qui demande de la formation, de la patience, de la création sur le temps long qui n’est pas compatible avec une croissance industrielle. Vacheron Cosntantin est une maison généraliste de la haute horlogerie: nous avons le style sport élégant avec la collection Overseas, le classique avec Patrimony, le style élégant décontracté avec la collection Fiftysix, l’univers féminin avec Égérie et les Métiers d’Art. Ce sont nos piliers qui ne laissent que peu de place pour des changements de stratégies, sans altérer l’une ou l’autre collection.

Ce qui, de fait, ne laisse pas de place à l’envie de créer une nouvelle forme?

La dernière collection lancée a été Égérie, en 2020. Cela ne serait pas raisonnable d’ajouter encore un nouvel axe.

Vacheron Constantin va bientôt célébrer ses 270 ans d’histoire. Sur un plan personnel, qu’est-ce que cette célébration représente à vos yeux?

Il est vrai que j’ai eu la chance de célébrer les 240 ans, les 250 ans et les 260 ans. Ce que j’ai vu à travers ces décades, c’est une évolution de la maison. Je pense que les 250 ans ont été un tremplin pour la suite, et c’est là que ces anniversaires sont intéressants à appréhender. Les 250 ans ont été un moyen d’approfondir notre savoir-faire et de donner de la visibilité sur les montres très compliquées. Le 260^e anniversaire a été marqué en 2015 par la montre Référence 57260, un garde-temps colossal, puis par d’autres très belles complications. Et aujourd’hui, le 270^e anniversaire devrait être une célébration de l’art horloger tel que le conçoit Vacheron Constantin, qui s’exprime à travers le design, la technique, les arts décoratifs et l’innovation, sans oublier un petit twist!