Ilaria Resta, CEO d’Audemars Piguet : «Je suis prête à prendre des risques pour favoriser l’innovation»
En fonction à la tête d’Audemars Piguet depuis janvier 2024, après cinq mois de transition aux côtés de François-Henry Bennahmias à qui elle succède, Ilaria Resta entend consolider les fondements et mener la marque vers une croissance saine, tout en cultivant le goût du risque.
La rencontre avec Ilaria Resta avait été fixée au Brassus, quelques jours avant sa première prise de parole face à la presse internationale, prévue début mars. Dans son bureau aux baies vitrées qui s’ouvrent sur une nature de carte postale, elle a préféré s’entourer de très peu d’objets. Une nette transformation qui tranche avec son prédécesseur, grand fan de Maître Yoda et de pop culture. Malgré l’épure des lieux, son accent italien chantant et la puissante énergie qui l’habite suffisent à emplir la pièce. Elle dit s’être sentie immédiatement à l’aise, captée par l’esprit d’appartenance qui gagne chacun chez Audemars Piguet. Fan absolue de tennis, admiratrice inconditionnelle de Jannik Sinner, elle-même joueuse régulière, elle avoue bouillonner d’idées, aimer l’action et le risque dans la maîtrise. Mère de deux enfants de 10 et 15 ans, elle ne veut pas cloisonner sa vie professionnelle et familiale. Elle expliquera longuement son envie d’accompagner les collaborateurs à faire progresser leur talent, à gagner la confiance de chacun, tout en poursuivant la mission que le conseil d’administration lui a donnée: stabiliser, pérenniser, assurer l’indépendance et accompagner la croissance. Rencontre avec une femme leader très attendue par la profession.
Quelles ont été vos premières impressions en arrivant l’été dernier chez Audemars Piguet?
Dans les mois qui ont précédé mon arrivée en août dernier, je me suis littéralement plongée dans l’univers d’Audemars Piguet par la lecture et l’écoute de ce que l’on pouvait en dire. J’ai nourri ma connaissance rationnelle, en quelque sorte. Mais dès les premiers instants, en arrivant, tout a changé. J’ai pu ressentir, immédiatement, l’aspect très humain de la société. Le sens d’appartenance des collaborateurs, la chaleur, l’accueil, la connexion à quelque chose de plus grand, de profondément enraciné à la culture du lieu. Alors qu’il faut généralement un certain temps pour comprendre l’esprit et le fonctionnement d’une société pour s’y sentir à l’aise, ce sentiment chez Audemars Piguet a été immédiat. J’ai l’impression, déjà, d’avoir toujours été là. Cela découle de cet esprit d’appartenance unique partagé par tous dans la société.
Pourriez-vous définir votre style de management?
Mon leadership est circulaire. C’est un concept qui s’est intégré au fil de ma carrière. Dans le schéma pyramidal classique, le leadership est ascendant, avec un leader globalement isolé de la réalité. J’ai réalisé que l’erreur majeure, que j’ai moi-même faite par le passé, est d’être trop distant du terrain, des clients, des marchés, des fournisseurs. J’ai compris que mon schéma organisationnel idéal est le plus horizontal possible. La solution est d’être le plus proche de ceux qui prennent les décisions sur le terrain, en ôtant les strates de direction intermédiaires. Sans cela, le leader n’a pas conscience de la culture d’entreprise qu’il crée. La solitude du leader est dangereuse et ne me correspond pas, car je suis quelqu’un d’extraverti, de non formel, d’ouvert. Je dis toujours : «Envoie-moi un WhatsApp et je te réponds, envoie-moi un e-mail, et je te souhaite bonne chance.» La discussion doit être immédiate, sans aucun besoin de créer un contexte pour l’amener. J’aime les discussions directes, claires, ouvertes, c’est ce qui me définit en tant que leader. L’image de circularité correspond à mon approche. J’ai défini, dessiné, théorisé ma typologie de leadership, puis je l’ai appliquée en changeant ma façon de communiquer avec mon équipe.
L’avez-vous formalisée chez Procter & Gamble?
Oui, et plus exactement aux États-Unis, lorsque j’ai été promue à la tête du segment beauty care américain. J’étais nouvelle sur le marché, presque une extraterrestre. La seule manière de réussir était d’être présente sur le terrain et des collaborateurs en action. Mon bureau au milieu d’un open-space était idéal. Chaque vendredi, j’écrivais à tous une lettre personnelle pour partager ce qu’il s’était passé. Les collaborateurs me répondaient en m’informant à leur tour de leur quotidien, cela s’est transformé en une habitude de communication. Passer dans les bureaux, s’arrêter vers chacun, poser des questions permet de prendre des décisions directes, rapides, sans être enfermés dans des meetings interminables. Ma porte est ouverte, et quand je suis là, c’est pour être avec les gens, ce n’est pas pour écrire des e-mails, ce que je fais ailleurs. J’aime que les collaborateurs m’apportent des échantillons, des produits, j’aime toucher et voir, ce leadership physique est primordial pour moi.
Dans l’horlogerie, on ne donne pas sa confiance si rapidement. Il faut savoir la gagner. Cette difficulté inhérente à l’industrie est-elle difficile à dépasser?
J’aime votre question sur la confiance à gagner, car c’est le point central. Vous n’êtes pas nommé leader, vous devez mériter ce rôle, en gagnant la confiance. Dans cette industrie que je ne connais pas, j’ai une double difficulté : connaître la marque et l’horlogerie. En arrivant, j’ai donc préféré écouter, regarder, visiter les manufactures, comprendre le savoir-faire, pratiquer un peu d’horlogerie, pour ensuite savoir agir en conséquence.
Quels étaient les questionnements ou les craintes qui ont été exprimés à votre arrivée?
C’est bien sûr la peur des changements, souvent proportionnels à la taille de l’ego du leader. Quand la situation d’une entreprise est saine, comme c’est le cas chez Audemars Piguet, provoquer des changements simplement pour s’imposer est irresponsable. Bien sûr, avec un changement de direction, certaines priorités sont revues, mais je voulais rassurer tout le monde sur ma compréhension de la société, ma capacité à voir les talents et sur mon rôle de soutien avant tout. Je suis là pour ôter les barrières, promouvoir les projets, faire progresser les savoir-faire et sauvegarder le bien-être de tous.
Quelle était votre analyse de la marque en arrivant, et celle que vous avez aujourd’hui, sept mois après?
Je connaissais le respect immense que le public a pour la marque. Audemars Piguet est une Manufacture qui ne craint pas d’innover, à la pointe de ce que l’on appelle le Zeitgeist de la culture, faisant des choix non conventionnels. Je savais la marque sans compromis sur la qualité. J’ai immédiatement vu cette obsession du détail, cette capacité à repousser les limites. Il n’y a aucun plafond de verre, il n’y a pas d’autosatisfaction non plus. La quête du mieux, dans chaque département, est un puissant moteur.
La marque de fabrique d’Audemars Piguet est justement de casser les codes. Est-ce un trait de caractère qui vous correspond?
Si je peux compléter le slogan, pour casser les codes, ou briser les règles, il faut d’abord les maîtriser, c’est tout à fait exact. Mais vous avez raison, si le leader ne correspond pas à la culture de l’entreprise, cela ne marche pas. Je me sens à l’aise dans l’idée de prendre des risques, tout en protégeant les équipes. Donner la possibilité aux idées et aux innovations de s’exprimer est facile, mais il faut le faire en créant un environnement sain pour le faire. Pour cela, il faut laisser le temps aux gens d’explorer et de réfléchir, en éliminant toute bureaucratie inutile. Je dois l’avouer, je suis une personne impatiente, mon cerveau est toujours en ébullition, alors lorsque j’ai ressenti ce puissant catalyseur d’envie et de bouillonnement créatif, j’ai éprouvé la sensation d’arriver dans un endroit qui correspond à qui je suis, à ma rapidité et à ma soif d’accomplir. Il faut aussi savoir respecter le timing. Arrivant de l’industrie de la grande consommation (fast Moving Consumer Goods), où la notion de rapidité est l’essence de tout, je dois m’adapter au temps long que l’horlogerie requiert.
En matière de risques, quels sont ceux que vous êtes prête à prendre?
Je suis prête à prendre des risques pour favoriser l’innovation, ce qui a des implications de temps, de ressources humaines et financières.
Audemars Piguet continuera-t-elle à signer des partenariats innovants et fous avec d’autres industries, comme cela a été le cas encore récemment avec le milieu du rap et du street style?
Il est intéressant de définir ce que l’on entend par fou. Vous pouvez évidemment vous attendre à découvrir de nouvelles collaborations avec des partenaires qui partagent les mêmes valeurs que nous. Il y a une stratégie derrière tout choix, qui correspond aux valeurs et à la direction définies par la marque. La créativité doit être encadrée.
Pouvez-vous définir ce cadre?
La réputation, l’indépendance, et la pérennité de la société sont les fondements de notre cadre. Audemars Piguet existe depuis 150 ans et existera encore bien des siècles après moi. C’est une histoire d’équilibre entre court et long terme. Les valeurs de la marque illustrent la manière d’agir et d’opérer: la famille, l’intégrité, l’authenticité, la protection des savoir-faire. Dans cette équation, le soutien à nos fournisseurs est crucial. Nous avons un devoir et une responsabilité envers eux. Les points de différenciation sont également importants. Nous sommes innovants, dans les matériaux, le marketing, la distribution. Sur ce dernier point, les choix qui ont été faits étaient justes, car ils nous ont assuré la réputation, le respect de la marque et la bonne relation avec les clients. Nous continuerons dans ce sens.
L’annonce du chiffre d’affaires de deux milliards en 2023 était une grande étape. Quelle est votre ambition à ce niveau?
La mission que m’a donnée le Conseil d’Administration ne se résume pas au chiffre d’affaires. C’est de consolider les fondements de la société, pour qu’elle soit parée pour la croissance et la pérennité.
Vous restez donc sur les derniers chiffres de production annoncés?
Dans les grandes lignes oui. Nous construisons un nouveau site de production au Brassus. C’est un défi énorme. Nous regroupons les différents sites de la vallée de Joux sous un seul toit. Ce n’est pas juste un déménagement, ce sera une nouvelle façon de travailler ensemble, avec des flux différents, une nouvelle approche du processus de production des montres.
Ce site a été construit pour atteindre 75 000 montres par an. Est-ce votre but?
Nous avons comme objectif le succès de cette nouvelle structure organisationnelle de production. Les chiffres suivent toujours, ils sont la conséquence du travail effectué et de la stratégie mise en place.
Quels sont, sur ce point, les avantages de travailler pour une société en mains familiales?
Pendant vingt-trois ans, j’ai travaillé pour une société publique cotée en Bourse. C’est une immense leçon de vie et d’expérience. Puis, chez Firmenich, j’ai découvert ce que signifiait le travail au sein d’une société familiale. C’est ce qui me correspond le mieux, cela vous donne un sens des responsabilités différent, même si vous êtes de toute manière responsable auprès des actionnaires et des collaborateurs. C’est plus émotionnel, et cela change la dynamique de ma relation avec le conseil d’administration.
Quelle est votre définition de l’industrie horlogère et la place qu’Audemars Piguet y occupe?
En tant que marque, nous avons la responsabilité de contribuer à sauvegarder un écosystème. L’horlogerie est synonyme d’artisanat, d’art, de micromécanique, de savoir-faire spécifiques, d’héritage, mais elle est aussi symbole d’un moment de vie pour celui qui reçoit une montre. J’ai été habituée à analyser un marché en identifiant les substituts d’un produit. Qu’est-ce qui peut remplacer une montre? Une œuvre d’art, une maison, un voyage, un placement? Il y a autant de réponses émotionnelles, matérielles ou financières. La montre est bien plus qu’un objet qui mesure le passage du temps.
L’industrie horlogère est relativement petite en comparaison à d’autres. Que pensez-vous qu’elle pourrait faire de mieux et de différent?
Encore une fois, soutenir l’écosystème horloger tout comme la collaboration entre acteurs est primordial pour que l’industrie grandisse.
Audemars Piguet s’est retiré de tous salons horlogers, dont celui de Watches & Wonders. Quelle est votre position?
Ce n’est pas un sujet prioritaire pour le moment, mais il faut noter que nous sommes toujours présents à la Dubaï Watch Week.
Partager l'article
Continuez votre lecture
François-Henry Bennahmias: «Cette collaboration avec Travis Scott est très symbolique pour moi, car c’est ma dernière à la tête d’Audemars Piguet»
À New York pour le dernier lancement de sa carrière chez Audemars Piguet avant son départ programmé à la fin de l’année 2023, François-Henry Bennahmias frappe un grand coup en annonçant une collaboration avec le label et marque « Cactus Jack » fondé par l’artiste hip-hop américain Travis Scott.
Tamara Ralph: «La Royal Oak Concept est forte et féminine. J’ai voulu pousser ses limites au maximum.»
Audemars Piguet dévoile une nouvelle édition limitée de la Royal Oak Concept Tourbillon Volant réalisée en collaboration avec la créatrice de haute couture anglaise Tamara Ralph. Le modèle vient compléter les hybridations artistiques que la marque horlogère du Brassus aime cultiver avec le milieu de la mode.
S'inscrire
Newsletter
Soyez prévenu·e des dernières publications et analyses.