«En Suisse, l’artisanat d’art compte des métiers insoupçonnés»
Pendant dix ans, Sébastien Ladermann a parcouru la Suisse romande à la recherche d’artisans d’art. Ses reportages donnent vie aujourd’hui à trois volumes qui relatent la passion du geste et la richesse insoupçonnée du patrimoine artisanal suisse. Ces recueils, au-delà de la beauté de leur mise en image, ont valeur de témoignage de savoir-faire rares, et pour beaucoup aujourd’hui en danger.
Jusqu’au bout, Sébastien Ladermann aura trouvé la passion et le temps de relater les savoir-faire rares et cachés des artisans d’art en Suisse. Il lui aura fallu dix ans et des centaines de rencontres pour achever cette mise en lumière des talents de l’ombre. Ses recherches l’auront mené vers un oculariste, un tavillonneur, une abat-jouriste, une muretière, un pépiniériste viticole, ou encore un facteur de cors, parmi tant d’autres, bien différents des éternels métiers-vitrine de la Suisse. Très peu soutenus en Suisse, ces savoir-faire sont pour beaucoup en danger. Fondateur des Éditions Alpaga, journaliste et à l’initiative de l’association Arthena, Sébastien Ladermann est l’auteur des trois volumes Artisans et métiers d’art (sortis fin novembre aux Éditions Alpaga) qui ambitionnent de les remettre au cœur du patrimoine culturel helvétique. Trois volumes pour trois régions de Suisse – Valais, Vaud et Genève. Il raconte sa passionnante et longue aventure à Luxury Tribune.
Cette enquête vous a pris dix ans. Pourquoi cette démarche?
Tout ce qui est lié au travail de la matière m’a toujours passionné et plus spécifiquement l’artisanat d’art, que j’ai pu explorer au fil de ma carrière, notamment en horlogerie, puis dès la fondation de ma structure dans le secteur audiovisuel et de la communication au sens large. Puis, il y a dix ans, certaines de mes collaborations avec la presse m’ont montré que les sujets proposés dans ce domaine étaient toujours à l’initiative de filiales de grands groupes de luxe, notamment français, très au fait de l’importance de soutenir l’artisanat d’art ou le «Made in France», mais que très peu émanaient de structures suisses, à l’exception de l’horlogerie. J’ai alors décidé d’enquêter sur le terrain, pour élucider l’existence d’une telle diversité en Suisse également. Il faut savoir qu’en France et en Italie, ces métiers sont bien représentés, regroupés sous des faîtières et soutenus par des collectivités et entreprises privées.
En Suisse, ces structures sont-elles inexistantes, mis à part le secteur horloger?
Oui, il n’y a pas de faîtière aussi forte que dans les pays limitrophes ni de fondation Bettencourt-Schueller, par exemple, dont l’objectif serait la mise en lumière des artisans suisses. En enquêtant sur le terrain, je me suis rendu compte que la rencontre d’un artisan d’art menait à la découverte d’un autre corps de métier, souvent sur leur propre recommandation. De fil en aiguille, j’ai remarqué que le maillage de ces divers secteurs était étroit, mais totalement méconnu. J’ai eu la conviction qu’en Suisse il y avait une vraie richesse inexploitée, que j’ai voulu mettre en lumière.
À partir de quel artisan avez-vous commencé à tirer le fil?
C’était l’artisan Pedrazzini, au bord du lac de Zurich. Pour moi, il incarnait ce que j’avais envie de montrer, à savoir, ce qu’il se passe entre la vision des planches de bois de dix mètres de long encore auréolées d’écorce, empilées à l’entrée de la petite manufacture et, 5000 heures de travail plus tard, d’un bateau désiré partout dans le monde, et dont seuls six à huit exemplaires sont produits annuellement. Tout est fait dans ce petit hangar très discret, à l’exception du moteur acheté aux États-Unis. La totalité des savoir-faire est concentrée là. Et je suis à peu près convaincu qu’aux alentours personne ne soupçonne ce qu’il se produit dans cette manufacture centenaire. C’est un cas d’école; un bateau Pedrazzini, ce sont des dizaines de couches de vernis poncées à la main entre chaque application. C’est la quintessence d’une approche de l’excellence. Ce qui m’intrigue, c’est le chemin choisi par les artisans pour y arriver; il peut être sinueux, mais s’il est juste, ces artisans n’opteront jamais pour son raccourci.
Est-ce que cette exigence ultime est propre à tous les artisans rencontrés?
C’est un dominateur commun. Les artisans n’ont pas une approche rationnelle du temps et de l’énergie. La passion les guide, et les critères d’excellence sont naturellement posés par eux-mêmes. Par exemple, l’artisan producteur de cors des Alpes est un homme de plus de 80 ans, qui continue à faire de la recherche et du développement sur son instrument. Il le fait régulièrement analyser par des ingénieurs dans des laboratoires du son pour le faire progresser. Aujourd’hui, ses commandes sont si nombreuses qu’il n’arrivera pas à toutes les honorer, mais pour lui, il est inconcevable d’arrêter de progresser.
Est-ce que ce dénominateur commun de rigueur et d’innovation définit-il l’artisanat d’art suisse?
Je pense que l’artisan type, qu’il soit suisse, danois, français ou japonais, est animé par une passion universelle.
Existe-t-il alors un plus grand confort financier ou temporel en Suisse pour l’artisan de produire son art?
Je pense que ce qui pourrait différencier l’artisan d’art en Suisse est lié à la très faible médiatisation dont il bénéficie, il n’a donc pas la tentation de produire un peu plus vite ou de changer sa façon de faire. Les artisans d’art suisses n’ont pas la conscience du collectif, contrairement à l’exemple des Meilleurs Ouvriers de France, par exemple. En Suisse, ils agissent tous dans leur coin et savent qu’ils ne peuvent s’appuyer que sur eux-mêmes.
Avez-vous découvert des talents ou savoir-faire uniques, à l’image de l’oculariste-souffleur de verre à Genève?
Oui, c’est assez unique, le savoir-faire est originaire d’Allemagne, et n’est donc pas historiquement présent en dehors de ce pays. Les artisans genevois sont les descendants venus d’Allemagne, il y a un peu plus d’un siècle. De père en filles, la famille Buckel produit des prothèses oculaires en soufflant des baguettes de verre, en cherchant les parfaites ressemblances esthétiques et adaptations morphologiques. Le processus est complexe. En Suisse, seuls deux artisans sont encore détenteurs de ce savoir-faire.
Les savoir-faire sont-ils en danger en Suisse?
Globalement, dans un atelier, le savoir-faire perdure grâce aux quelques collaborateurs présents. Lorsque l’on est en présence d’artisans, l’exception c’est celui qui a su transmettre. L’immense majorité n’a pas pu ou pas su le faire. Ces métiers étant méconnus, les vocations ne peuvent donc pas naître.
Est-ce que cela peut impacter toute une filière?
Oui. Je prends l’exemple d’Éric Germanier, pépiniériste viticole valaisan. Ce métier est le premier maillon dans toute la chaîne du vin. Après lui, on trouve le viticulteur, le vigneron, le commerçant. La problématique viticole valaisanne est double: certains cépages de niche ne sont présents que dans ce canton, à l’image de l’Arvine ou l’Humagne et certains cépages comme le Pinot noir – dont il existe des milliers de types différents –, ont développé une typologie précise, puisque le patrimoine génétique est particulier à chaque région. Si le pépiniériste viticole valaisan disparaît (aujourd’hui ils ne sont plus que deux, âgés de plus de 55 ans), c’est simple, le viticulteur ne trouvera personne chez qui aller acheter ses nouveaux pieds de vigne (les barbues). Cette potentielle disparition du savoir-faire est une réelle mise en danger de la filière du vin en Valais. Et de cela, les pouvoirs publics n’en ont aucune conscience.
Justement, quelle est la méconnaissance des pouvoirs publics sur ce problème?
Aujourd’hui, la prise de conscience débute, mais les moyens qui sont alloués sont extrêmement faibles par rapport à la tâche qui est énorme. Les dicastères de l’économie, de la culture et de la formation se renvoient souvent la balle. Dans le secteur privé, certaines fondations soutiennent et sont plus sensibles à ces causes, notamment l’industrie horlogère.
Quelle est l’ambition de l’association que vous avez fondée pour cette mise en lumière ?
L’association Arthena existe depuis 2022. L’idée est d’attirer l’attention du grand public et des personnes en reconversion sur l’existence de ce type de profession. Nous n’avons pas pu être exhaustifs sur les artisans par canton, mais sur le site internet lié aux livres arthena.ch, chacun peut aller consulter gratuitement ces différents artisanats d’art. Des historiennes de l’art, des avocats, des banquiers et autres profils sont membres de cette association, avec l’ambition de multiplier les réseaux et les chances de faire connaître ces métiers de l’artisanat en Suisse. Ce sont des relais dans des sphères d’influence importantes. L’ambition ultime est d’avoir dans chaque canton un ou deux artisans référents qui permettraient de faire remonter l’information, car encore une fois les structures n’existent pas.
La création de ces ouvrages s’accompagne donc d’une vraie responsabilité face aux artisans, par une mise en réseau et une ébauche de structure?
Oui, avec l’association, nous essayons de multiplier les points de contacts avec le grand public et les jeunes pour faire connaître le patrimoine de l’artisanat d’art en Suisse. Ces trois livres sont une première étape importante qui se veut être un témoignage pérenne des artisans d’art en Suisse. Mais nous avons en tête l’organisation d’ateliers, de conférences, et, ultime rêve, la création de mécénat de compétence. L’échange serait unique et enrichissant pour chacun.
Vous avez également mis en image tous vos reportages avec vos propres photos, était-ce central dans votre démarche?
Oui, c’était un sujet important. La complexité était d’être confronté à des artisans qui n’étaient pas habitués à voir des personnes étrangères à leur métier débarquer chez eux. J’ai donc pris la décision d’y aller seul, sans photographe, et de tout faire moi-même, pour être le moins intrusif possible. Faire les images et produire du texte a généré quelques fois jusqu’à dix rencontres. Pour certains artisans, les processus de fabrications sont longs, à l’exemple du pépiniériste viticole dont le cycle se déroule sur une année et demie, avec 24 opérations manuelles différentes. Il a fallu rendre compte de toutes les séquences de son savoir-faire; en manquer une, c’est manquer la compréhension de son travail. Je suis un adepte du journalisme sur le temps long, je me suis adapté au rythme des artisans. Je suis convaincu que le contexte actuel est favorable à la mise en lumière de ces métiers, car les gens sont de plus en plus sensibles au local, à la durabilité, et à des objets qui ont une âme. Tous ces artisans font partie du patrimoine culturel suisse, et il faut y être attentif, car un artisan qui part à la retraite sans avoir transmis, c’est un savoir-faire qui se meurt.
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