Stratégie

«Aujourd’hui, nous avons une responsabilité du beau»

Cristina D’Agostino

By Cristina D’Agostino16 août 2021

Baptisée sixième sens, la collection de haute joaillerie Cartier était présentée à ses clients en juin dernier. L’occasion pour Cyrille Vigneron, président et CEO de la marque, d’expliquer que la haute joaillerie ne prend aujourd’hui son sens que si elle est visible, accessible et inclusive, sans préférence de genre. Les hommes seraient d’ailleurs de très bons clients.

La bague Parhelia, d’une très large dimension, recouvre trois doigts et se détache pour se transformer en broche. Au centre, un saphir cabochon de 21,51 carats. Autour, cinq parenthèses de diamants et d’émeraudes (DR)
Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier International (DR)

La maison Cartier présentait en juin dernier sa collection de haute joaillerie. Clients et journalistes venus d’Europe et du Moyen-Orient étaient conviés sur les rives du lac de Côme à plonger au cœur des mystères évocateurs de la nature. Formes figuratives et abstractions lui rendaient hommage. Suggestion d’un pelage de panthère, motifs floraux sur un collier Tutti Frutti, rivière de diamants à l’architecture labyrinthique, tous les grands classiques de Cartier étaient réunis pour exalter les sens des invités. Jusqu’au sixième, le plus intime. Baptisée Sixième sens, la collection haute joaillerie Cartier 2021 développait tous les savoir-faire de la maison. Dans la poursuite claire de sa stratégie: positionner Cartier comme le joaillier à même de proposer des icônes de style intemporelles et singulières à la fois, capables de résonner auprès de toutes les communautés et les genres. Mais de nos jours, quel sens la présentation d’une collection de haute joaillerie prend-elle et avec quelles responsabilités impliquées? Cyrille Vigneron, Président de Cartier International répond à nos questions dans une interview exclusive.

Pourquoi avoir appelé cette collection Sixième sens?

Le mot sens revêt plusieurs significations et son étymologie s’arrête à deux aspects: le sentiment et la raison. Ce qui est raisonnable n’est pas forcément sensé. C’est un choix accepté d’une contrainte, mais il peut n’avoir aucun sens. C’est ce que l’on ressent qui nous dit ce qui est juste. La pièce de Shakespeare The Twelfth Night en parle très bien. Il raconte ce que les sens nous disent et ce que la raison nous fait entendre. Les sentiments sont plus forts que les apparences, au-delà du genre, des barrières sociales. Notre raison nous trouble. Notre colère nous aveugle. Les apparences nous trompent, mais les sentiments nous sauvent. Ce qui nous semble juste nous porte.

Collier Pixelage. Fidèles à la stylisation d’origine, les motifs composent ici les taches de la panthère. Tandis que les onyx polis évoquent les marbrures, diamants blancs, jaunes et orange figurent l’épaisseur de la fourrure aux reflets d’or, soulignée par trois topazes mordorées captivantes, pour un total de 27,34 carats (DR)

Quel sens, quelle responsabilité la haute joaillerie a-t-elle aujourd’hui chez Cartier?

La haute joaillerie est celle qui s’inscrit dans le temps le plus long et le plus éloigné dans la gratification instantanée. Il faut près de deux ans pour réaliser une pièce de haute joaillerie. Le temps long c’est l’éternité, et les pierres précieuses se sont formées, au cœur des profondeurs de la terre, dans ce temps infini. En travaillant les pierres, nous acceptons que nous ne sommes qu’un passage, que le temps nous dépasse.

La haute joaillerie est réservée à très (trop) peu de monde, comment parler d’inclusivité?

La haute joaillerie est à la fois exclusive, en ne pouvant être acquise que par certains, mais c’est aussi, paradoxalement, la plus inclusive, car c’est aussi celle qui nous touche le plus. C’est pour cette raison que Cartier organise des expositions, rachète des pièces historiques depuis cent ans. Leur accès doit être libre pour tous. Que l’on porte ou non de la haute joaillerie, elle a le pouvoir de faire jaillir l’émotion, de transfigurer. Mais il faut la partager et non en faire un élément secret pour des clients inconnus. Le danger de la haute joaillerie, c’est de l’enfermer dans un cercle privé.

Emblématique du style de Cartier, la faune est une source d'inspiration pour la marque. Ici, une parure imitant les écailles d'un reptile (François GOIZE)

Quelle vision, quelle direction souhaitez-vous donner à la haute joaillerie?

L’ouvrir au monde, tout en étant conscient que le client privé veut garder son bijou dans sa sphère intime.  C’est la même approche que nous avons concernant la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Au moins une œuvre par exposition est commissionnée à l’artiste pour pouvoir la garder et l’exposer. C’est ce que nous proposons actuellement à la Triennale de Milan au travers de notre exposition Les Citoyens. Ce sont des œuvres issues de la collection Cartier que l’artiste Guillermo Kuitca a choisies et sur lesquelles il pose son regard, pour une vision universelle. Avec la collection Sixième sens, nous sommes dans une relation intime avec la lumière. Le bijou prend et donne de la lumière. C’est un partage d’énergie, dans une symbolique de l’embellissement commun.

Quel sens cela a pour une cliente d’acheter de la haute joaillerie aujourd’hui?

D’une manière générale, c’est de l’art portable. Mais c’est aussi une transfiguration. Elle donne une meilleure version de soi-même. La haute joaillerie est un accélérateur de beauté, que les hommes ressentent tout autant. Par le passé, la haute joaillerie était un signe de pouvoir, donnait de la stature. C’est encore vrai aujourd’hui.

La présentation d'une des parures Cartier sur les bords du lac de Côme. (Alfonso Catalano / SGPItalia)

Vous portez une broche en diamant au revers de votre veste. Imaginez-vous faire porter vos collections de haute joaillerie par des hommes?

Oui. C’est déjà le cas. Nos broches, boucles d’oreilles et bagues sont portées par les hommes. La haute joaillerie et la joaillerie ont trop longtemps existé dans le stéréotype du genre, pour la femme. Mais cela doit être pensé dans le plaisir de chacun.

Est-ce que les hommes réclament à nouveau ce pouvoir, cet apparat?

Il ne le réclame pas, mais le redécouvre. Et le porte. Beaucoup d’hommes habillent leur poignet de bracelets pavés ou de montres serties. C’est un signe d’élégance et de puissance. La joaillerie a ce pouvoir de faire rejaillir ce que vous êtes à l’intérieur, votre charisme, elle active votre sixième sens, à partir du moment où vous êtes juste, aligné avec vous-même. Et cela vaut pour les hommes, comme pour les femmes

Saphirs, rubis, émeraudes gravés – les créations Tutti Frutti sont emblématiques du style de Cartier. (Alfonso Catalano / SGPItalia)

A propos de justesse, quelle proposition la joaillerie doit-t-elle offrir entre éthique et esthétique?

L’éthique et l’esthétique sont liées par la symbolique. Le diamant est symbole de pureté, mais s’il est un diamant de la guerre, il perd sa pureté, il devient sombre. La question environnementale est fondamentale également. Il faut amener du sens à la joaillerie, qui ne peut être entachée de zones d’ombre. Nous ne pouvons pas acheter en fermant les yeux. La question est de savoir jusqu’où faut-il aller dans la connaissance détaillée de ce qui se passe. Nous avons l’obligation de le faire autant que l’on peut. Nous avons par exemple cessé d’acheter des pierres du Myanmar. Les organisations proches de Cartier Philanthropy dans cette région nous ont alertés sur une situation humanitaire insoutenable imposée aux Rohingyas par la junte birmane. Nous avons pris la décision de ne plus nous approvisionner dans cette région. Nous avons également lancé un nouveau conseil de surveillance, en plus du Responsable Jewellery Council: le Coloured Gemstone Working Group, qui rassemble la profession sur la question de toutes les pierres de couleur, qui sont issues de réseaux très fragmentés.

La haute joaillerie imprime-t-elle une direction à la joaillerie?

Dans un monde où les copies sont légion, la force du design, la complexité d’exécution et le style doivent être conjugués pour atteindre la singularité, l’identification immédiate à une maison. Le style Cartier, c’est un savoir-faire riche, qu’il faut pouvoir maîtriser. On peut s’en inspirer, mais ne pas savoir le faire. La haute joaillerie fait sens si elle démontre ce haut niveau de savoir-faire. Cartier joue son rôle lorsqu’elle crée des collections de joaillerie qui amène à l’éveil.

Quel sens Cartier donne-t-il à la beauté ?

La beauté est partout. Cela peut être dans un clou, un écrou. Le rôle de Cartier est de la voir et de la transcrire pour tout un chacun. Mais toujours dans la justesse, dans le respect des proportions, dans le pur et dans l’excès, dans le simple et dans l’universel, dans la beauté apollinienne et dionysiaque. Le joaillier doit savoir détecter l’élément de trop. Nous avons vécu ce phénomène dans les montres pour homme, trop larges. Pour leur plaire, nous nous sommes perdus. La responsabilité de Cartier est de rendre le monde plus beau, une constante que nous suivons aussi à travers nos actions en philanthropie. Il faut trouver la beauté partout où elle se trouve, et la faire perdurer. Il y a une obligation morale d’agir. C’est ce que j’appelle notre responsabilité du beau.

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