Cyrille Vigneron: «La libre réinvention permet à la marque Cartier de rester forte»
Cartier présentait fin mai sa nouvelle collection de haute joaillerie intitulée Le Voyage Recommencé. Avec la Toscane et la Renaissance pour toiles de fond, la marque dévoilait un nouveau regard sur sa riche palette d’expressions de styles. L’occasion pour le numéro un mondial de la joaillerie de démontrer que sa capacité à se réinventer reste intacte.
Villa Reale di Marlia, Villa Antinori, Villa Medici, les palazzi choisis par Cartier comme décors de sa nouvelle collection de haute joaillerie Le Voyage Recommencé avaient valeur de symboles, ceux de la vitale renaissance et de la libre réinvention. Dans une interview croisée, Cyrille Vigneron, président et directeur général de Cartier et Patricia Urquiola, architecte et scénographe de l’exposition, expriment l’importance de régénérer les styles. «Un travail de réinvention, c’est oser poser un regard neuf sur ce qui ne l’est pas, avec humilité et sans peur», explique celui qui est à la tête de la maison Cartier depuis sept ans. Les constructions tridimensionnelles des colliers, les tailles asymétriques des pierres précieuses, les couleurs rares telles ce diamant gris-violet fancy monté sur la bague Ondule ou l’expression très réaliste de la tête de panthère dite «givrée» ont montré la capacité du numéro un de la joaillerie à se réinventer. La scénographie de Patricia Urquiola, au fil des salons de la Villa Reale de Marlia, a su démontrer que les matériaux recyclés utilisés, mêlés à des techniques d’impression 3D, pouvaient eux aussi proposer une régénération de l’esthétique des lieux héritée du passé.
Quelles ont été les sources d’inspiration pour cette collection Le Voyage Recommencé?
Cyrille Vigneron. La géométrie, l’architecture, la nature, l’imaginaire. Nous les avons réinventés pour en offrir une nouvelle dimension. Si les fondements du style Cartier sont à la fois respectés et exprimés avec liberté, alors ils apparaissent justes, cohérents, riches et personnels à chacun.
Patricia Urquiola. Il y a un raffinement rare que l’on décèle dans cette collection de haute joaillerie. J’ai été frappée par la capacité de réinvention chez Cartier. L’union des émeraudes et de la turquoise, des diamants jaunes et du corail, c’est tout à fait contemporain. Dans cette idée, notre scénographie imaginée pour la présentation des collections haute joaillerie Le Voyage Recommencé propose un travail exploratoire, celui de la régénération des matériaux et des techniques.
Cyrille Vigneron. La villa Reale di Marlia, lieu d’exposition de la collection, nous a semblé idéale pour ce travail d’exploration. Il était intéressant de s’insérer dans son esthétique, d’en voir la beauté, puis de la restituer au fil de nos créations de haute joaillerie. Pour en saisir le cheminement, le travail de scénographie de Patricia Urquiola joue les transitions, le lien mental entre l’architecture et notre regard sur le beau.
Quelle a été la nature de votre dialogue?
Patricia Urquiola. Très riche et fluide, dès le départ. Cartier s’intéressait à notre capacité de recherche en matériaux. Nous l’avons mise en œuvre dans un certain nombre d’exécutions, dont un matériau upcyclé et régénéré, transparent, qui change de couleur, imprimé en technique 3D. Nous avons aussi retravaillé l’argile, et mêlé le béton aux pierres naturelles, par de nouvelles techniques. L’idée est de mettre en rapport nos plus récentes explorations avec les beautés plus anciennes de ces lieux.
Cyrille Vigneron. La durabilité était un point central de notre réflexion commune. Nous souhaitions investir les lieux, nous y insérer pendant quelques jours, et les remettre en l’état, sans les dégrader, tout en utilisant des matériaux réutilisables. Cela fait écho à la joaillerie, qui est constamment remodelée, retaillée, remontée. Pensez à l’or, au platine, aux pierres, ce sont des matériaux infinis.
Dans le Voyage Recommencé justement, quelle a été votre approche, votre façon d’y faire écho?
Patricia Urquiola. Il fallait tout d’abord voir la Villa Reale, car tout est toujours affaire de Genius Loci. Ce lieu a connu deux passages marquants, deux femmes incroyables, dont Elisa Bonaparte Baciocchi, sœur de Bonaparte. C’était une femme révolutionnaire, qui a investi les lieux magistralement pendant huit ans, y apportant des changements extraordinaires. Mon rôle était avant tout de mettre en valeur la joaillerie. Le célèbre architecte et designer italien Ettore Sottsass qui a travaillé sur une scénographie pour Cartier (ndlr. Cartier design viewed by Ettore Sottsass 2002) disait que «les bijoux sont nos monuments», c’est-à-dire que nous devons rentrer dans un rapport avec eux, centrer notre travail sur leur nature. Et chacun dans nos rôles, nous poussons l’exploration au plus haut point.
Quelle est votre définition du Voyage Recommencé?
Cyrille Vigneron. Nous sommes en Toscane dans le berceau de la Renaissance, symbole du retour vers l’Antiquité. S’inspirer de l’architecture, de la sculpture, de la pensée, de la philosophie d’alors en était le postulat. Grâce au regard neuf posé sur les arts, ce qui était ancien redevient actuel, dans un idéal humaniste. C’est ce que nous avons souhaité travailler avec la collection Le Voyage Recommencé. Prenez les pierres précieuses, elles sont beaucoup plus anciennes que nous, tout comme l’architecture de la Villa Reale. Notre travail de joaillier a consisté à proposer un nouveau voyage vers la beauté, un travail de réinvention, de régénération, de renaissance des styles Cartier.
La réinvention, c’est ce que Cartier s’attèle à faire ces dernières années, en revisitant ses icônes…
Cyrille Vigneron. Oui. Notre travail depuis ces cinq dernières années a été un extraordinaire plongeon dans les éléments du style Cartier, de son sens du détail, de son regard sur le monde. Nous les avons réinterprétés avec la plus absolue liberté. Plus libres, ils sont encore plus Cartier. La joaillerie vient servir les pierres et les métaux précieux, dans le but de les rendre aussi beaux que possible. La haute joaillerie, c’est un travail de réinvention; c’est oser, avec humilité et sans peur.
Le mot liberté est visiblement très important. Est-ce que Cartier se sent plus libre aujourd’hui?
Cyrille Vigneron. Oui. Pour que la marque demeure forte, face à ses concurrentes, elle doit rester elle-même, et se réinventer constamment, en confiance. Les collections sont de plus en plus libres, tout en étant toujours plus Cartier. Pour autant, la liberté ne signifie pas faire ce que l’on veut. Quand on vient servir un propos, il faut s’immerger, et faire avec les contraintes. La liberté c’est de respecter les limites, de s’exprimer dans leur cadre, aussi librement que possible.
Patricia Urquiola, ressentez-vous également une plus grande liberté de création aujourd’hui?
Oui. Je ne crois pas à la perfection, je crois à un chemin sensible. Comme Ettore Sottsass, je crois que notre travail n’est pas de perfectionner la partie pratique. Le design commence lorsque l’on entre dans un autre espace, magique, connecté avec la culture, avec le rituel. Lorsque je pénètre cette dimension et que je m’y sens bien, alors je peux commencer à parler de design. À la Villa Reale, Paganini venait jouer et élaborer des scénographies pour Elisa Bonaparte. Ce lieu est une mémoire du dialogue des arts. Le luxe permet ces rencontres de qualité. C’est la définition même de l’expérience, la manière la plus belle et cultivée de donner.
Patricia Urquiola, quel rôle joue la nature dans votre scénographie ici?
La nature n’est pas uniquement un contexte. Nous en sommes partie intégrante et elle est en nous. Cette idée est aussi celle du joyau, issu de la nature et connecté avec ce qui l’entoure. Cartier symbolise cet aspect, à la fois à l’aise et juste.
Cyrille Vigneron. Quand les choses sont justes, elles deviennent une évidence. De manière collective, cette sensation de justesse est exprimée par l’harmonie. Mais pour la saisir, il faut avoir une certaine conscience du monde et du temps. Nous sommes l’espace et le temps. Dès l’instant que nous pensons nous en extraire ou les posséder, ils nous échappent. Il faut s’insérer dans son temps, pour être juste. Le Voyage Recommencé, c’est se questionner sur ce qui est juste aujourd’hui. Le fait d’être intemporel n’est pas le fait de vieillir bien, c’est le fait d’être toujours juste, dans tous les temps. En joaillerie, nous venons de relancer la collection Grain de Café, elle est juste aujourd’hui, parce qu’elle fait écho aux désirs actuels, en anglais on dirait timeless and timely, c’est la réconciliation de Chronos et Kairos.
Il y a donc une responsabilité du juste, comme il y a une responsabilité du beau chez Cartier?
Cyrille Vigneron. Oui, exactement. Il y a la justesse et la justice. Pour autant, il n’y a pas qu’une seule justesse. La collection que nous présentons est polyphonique. L’erreur serait de créer pour ressembler à ce qui fonctionne ailleurs. Ce serait un appauvrissement total. Au contraire, il faut constamment essayer de se réinventer, se régénérer. Nous sommes notre propre fontaine de jouvence. Plus le luxe comprend cela, plus il peut être durable dans ce qu’il apporte. La responsabilité en joaillerie comme en horlogerie implique le respect de la création, comme des conditions de travail. La façon dont nous agissons sur le monde doit être responsable. Si le luxe ne le comprend pas, il sera discrédité. La chaîne de valeurs qui mène au beau doit être juste. Le Voyage Recommencé, c’est aussi un message de réinvention dans ces dimensions. C’est participer à l’énergie positive du monde, de redonner, plus que de recevoir.
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