Cyrille Vigneron: «En joaillerie, comme en horlogerie, Cartier augmente ses moyens de production»
Rendre l’outil industriel le plus flexible et polyvalent possible est l’enjeu majeur de tous les dirigeants des marques horlogères. Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier, travaille depuis cinq ans à l’optimisation de tous les sites de la marque. L’investissement dans la production d’énergie verte est également un levier stratégique clé.
Si les perspectives pour l’année 2023 sont, dans l’ensemble, bonnes pour toute l’industrie horlogère au quatrième jour du salon Watches & Wonders à Genève, c’est également le constat de Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier.
L’Asie étant à nouveau très active, dès l’ouverture de la Chine aux voyages internationaux, cela se constate à la très grande fréquentation des clients revenus en nombre admirer les nouvelles collections horlogères des marques exposantes. Pour Cartier, Watches & Wonders est «un événement de communication générale sur l’horlogerie, une prise de pouls très importante de l’industrie.» Dans ce cadre, la marque a tout intérêt à montrer ce qu’elle fait, et à en mesurer l’impact. Un observatoire de ce qui guidera le succès ou l’adaptation de certains modèles. Pour celui qui dirige la marque depuis 2016 «il est important de prendre des intentions, plus que des commandes livrées des mois plus tard, car qui peut dire ce que sera le monde dans vingt-quatre mois ?» Il est dès lors stratégique de rendre l’outil industriel le plus flexible et polyvalent possible, afin de réagir rapidement aux soubresauts du monde. Dans une interview accordée à quelques journalistes francophones, Cyrille Vigneron expose comment Cartier adapte ses chaînes de production et utilise l’intelligence artificielle pour mieux réagir aux problématiques.
Qu’est-ce qui crée la nouveauté chez Cartier?
L’horlogerie est un marché de distinction, il est donc important d’avoir une image de marque claire. Et dans ce domaine, Cartier est l’horloger des formes. Tout part du design. C’est dans ce cadre que l’innovation vient enrichir la montre avec un certain nombre d’innovations, comme le cadran solaire. L’esthétique de Cartier est intemporelle, il est difficile de la dater. Cette année, la Tank normale, la Panthère de Cartier ou la Baignoire sont très identifiables et intemporelles. L’innovation ne doit pas être vue comme une idéologie. L’innovation et la nouveauté ne créent pas en soi l’intérêt, il faut d’abord se demander si le patrimoine esthétique est suffisant. C’est le regard neuf sur une création ancienne qui peut être à la fois moderne et innovant. L’innovation ne doit pas être une obsession et le moyen de montrer que l’on vit avec son temps. On vit avec son temps lorsque l’on est juste tous les jours.
Quelle est la stratégie de positionnement des prix, cette année?
Lorsque l’on revisite les icônes, il est important d’avoir une belle offre dans toutes les gammes de prix. Nous avons remplacé la Tank Solo par la Tank Must, qui a un design plus ancien, mais plus fort. La Tank française a également été revisitée. Elle est aujourd’hui en acier, en or et sertie. Cette année, il y a davantage de visibilité sur des produits plus sophistiqués, en or ou sertis, car la partie entrée de gamme a déjà été bien constituée. Il y a un léger ajustement des prix, pour des questions de coûts des matières premières, notamment sur le platine, le diamant, mais aussi à cause du franc fort.
De quelle manière avez-vous adapté votre outil industriel à plus de flexibilité?
Nous sommes passés d’une industrie qui avait entre neuf et douze mois d’inertie à deux ou trois mois. Lorsque le Covid a frappé la Chine, plus personne n’était dans les boutiques. Puis, lorsque la politique Zéro-Covid a cessé, le mouvement inverse s’est produit. L’ampleur des deux a été considérable et difficile à anticiper.
Comment est organisée la chaîne logistique par rapport à cette pression?
Nous avons mis en place une flexibilité industrielle, permettant d’avoir des capacités internes et externes variables. Cette variabilité n’est pas fondée sur l’emploi, qui reste fixe, mais sur des process de production qui peuvent évoluer. Plus ils sont automatisés, plus cela fonctionne, c’est-à-dire que l’on peut passer d’une, à deux, voire trois rotations. L’avenir en termes de flexibilité se trouve sur les chaînes d’approvisionnement courtes, pour changer de volume assez rapidement, au sein de la manufacture. Ce qui implique de partager les technologies avec les fournisseurs, pour qu’ils soient sur les mêmes cycles. Nous avons également travaillé sur des synergies entre l’horlogerie et la joaillerie, où les sites de production ne sont pas les mêmes, et pour pouvoir basculer rapidement d’un site à l’autre. À noter qu’en joaillerie et en horlogerie, nous augmentons nos moyens de production. Aujourd’hui, la flexibilité est passée de plusieurs mois de délais à trois semaines, en ce qui concerne la réactivité. Il est primordial de rester au plus près du timing des commandes des marchés. De trop longs délais peuvent engendrer un engorgement des stocks. Tous les sites ne sont pas hybrides, mais les sites de Glovelier, de Donzé-Beaume, de Couvet peuvent produire à la fois de l’horlogerie et de la joaillerie.
L’innovation majeure qui avait été lancée il y a deux ans sur le cadran solaire va-t-elle mener à d’autres évolutions dans ce sens?
Effectivement. Nous avions une ligne de production consacrée à ce produit, nous allons en ouvrir une autre, avec d’autres composants pour augmenter fortement les capacités. Le bilan est très positif. Nous allons dès que possible implanter cette innovation sur d’autres cadrans. Le module solaire implique d’être exposé à la lumière, car comme pour toute batterie, une décharge complète peut entraîner une altération de l’autonomie. Il faut donc que nous mettions plus en avant les points d’utilisation optimale de cette innovation. Les clients jeunes ont notamment été séduits par cette innovation solaire.
À quelles fins utilisez-vous l’Intelligence artificielle (AI) au sein de vos systèmes?
Ils portent sur la planification de la demande, en comprenant les signes précurseurs où accélérer les productions et sur l’authentification des produits, pour la contrefaçon et le suivi du marché secondaire. L’AI nous donne également une bonne vue du service après-vente et des données des clients, en observant les mots clés les plus utilisés et donc les sujets de préoccupation. Cela demande une veille visuelle et de l’analyse. Mais nous ne l’utilisons pas pour prédire une envie. Elle est surtout utile pour comprendre ce qu’il faut améliorer.
Quels efforts accordez-vous à l’amélioration des sites de production, sur le plan de la durabilité?
Le site de Fribourg est en certification Leed argent, tous les autres sont en Leed gold, et celui des métiers d’art est en Platinum. Le Leed gold signifie ne pas émettre de pollution atmosphérique. Tous les sites et boutiques ont des certifications très élevées, toutes alimentées en énergies vertes.
Quelle est votre politique en matière d’achat carbone?
Dans le cadre de notre engagement sur le climat, notre mission principale est de réduire notre empreinte de –46% en valeur absolue d’ici 2030. Dans un second temps, de compenser nos émissions incompressibles à travers l’achat de crédits carbone. Dans notre empreinte carbone, pour les scopes 1 et 2, qui regroupent toutes les usines, bureaux et boutiques, nous avons réduit nos émissions de plus de 90%, grâce à l’achat de certificats d’énergie renouvelable. Pour aller encore plus loin, nous sommes également en train de créer nous-mêmes des centrales hydroélectriques nouvelles, qui pourraient amener des certificats d’électricité renouvelable dans ce domaine-là, à Turin par exemple. Nous avons acheté l’exclusivité sur une usine hydroélectrique qui produit 3,5 GW. Pour les émissions incompressibles, nous avons mis en place une stratégie de compensation robuste à travers laquelle la Maison s’oriente principalement vers des crédits de séquestration permettant des soutenir des projets certifiés et vérifiés. Ces projets à fort impact, comme la restauration et la plantation de mangroves par exemple, qui permettent de capturer et séquestrer du carbone, jouent un rôle plus important dans la lutte contre le changement climatique que les projets de préservation.
La seconde main est-elle intéressante à internaliser?
Nous gérons ce marché au travers de Watchfinder et de la certification via Bucherer. Il est important d’avoir des tiers de confiance, plus que par nous-mêmes. Bien sûr en joaillerie, nous le faisons avec Cartier Tradition, de pièces anciennes que nous restaurons et que nous revendons. Plus on a de pièces intemporelles, plus il est difficile de savoir à quel prix les racheter. Un tiers de confiance, neutre, est plus logique et plus crédible, que si la marque le fait elle-même. Mais voir le marché secondaire uniquement comme un business est un peu restreint. Ce que nous cherchons à faire, c’est d’augmenter la durabilité des produits, et leur transmission. L’important est que le modèle reste visible.
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