Stratégie

«Bernard Arnault nous challenge sur des problématiques pointues»

Cristina D’Agostino

By Cristina D’Agostino07 octobre 2021

À la tête des montres Bulgari depuis deux ans, Antoine Pin s’emploie à mettre en place des stratégies qui permettront à la marque joaillière d’acquérir rapidement de nouveaux clients.

Antoine Pin, directeur général du pôle horloger de Bulgari (DR)

Directeur général des montres Bulgari depuis deux ans, Antoine Pin s’emploie à développer ce qu’il préfère: mettre sur pied des stratégies marketing qui ont le pouvoir de faire évoluer rapidement le secteur qu’il affectionne le plus, l’horlogerie. Passé par Tag Heuer et Berluti, deux marques du groupe LVMH, il se dit habitué aux exigences de résultats que le premier empire du luxe au monde demande d’un manager: performer vite pour autofinancer les stratégies futures. À l’occasion de la présentation des collections de montres Bulgari à Genève, ce diplômé en finance de HEC Paris explique les développements en cours au sein de la maison pour conquérir de nouveaux publics.

Quel est votre rôle chez Bulgari?

J’ai la responsabilité du pôle horloger, basé en Suisse. L’histoire horlogère de Bulgari est riche, la production de premières montres remonte à 1918. D’abord joaillières, elles ont progressivement évolué vers des pièces purement horlogères. L’héritage est durable. Mais l’accélération de la créativité horlogère a véritablement explosé dans les années 70 et 80 avec la montre Bulgari Bugari en collaboration avec Gerald Genta.

Quelle était la clé du succès de ce modèle à cette époque?

Il s’agissait une montre dans l’air du temps et unique à la fois. Un produit hypersimple et osé. À une époque où le logo n’était pas prépondérant, Bulgari choisit de l’exposer en grand sur la lunette. Cela surprend. Cette montre correspond à un désir de l’époque. Et reflète déjà, en son cœur, l’envie de Bulgari de s’approprier le métier en l’identifiant au style romain. C’est aussi l’époque de la montre Carbon Gold, le garde-temps que la marque confie au client pendant que sa montre est en réparation. Le succès est énorme, tout le monde la veut. C’est en décalage total avec les habitudes de l’époque.

Étiez-vous déjà chez Bulgari à ce moment-là?

Non. J’ai commencé ma carrière dans l’horlogerie dans les années 90, chez Tag Heuer. Mais j’observais beaucoup le travail de Bulgari. Je trouvais bluffant qu’une marque de joaillerie arrive sur le marché avec une montre sportive et prenne instantanément des parts de marché. Les collections Diagono avaient un succès fou, avec un très bon positionnement de prix. Grâce à ce modèle, Bulgari faisait des volumes de montres importants, plus de 100 000 pièces. C’était la pièce versatile par excellence. Fort de ce succès, Francesco Trapani, le PDG de Bulgari en ce temps-là, décide de racheter les marques Gerald Genta et Daniel Roth pour créer un empire horloger. C’est l’époque de la grande intégration des marques et des fournisseurs.

Le nouveau modèle Octo Finissimo S Chronographe GMT Titanium lancé en 2021 (DR)

Dans les années 2000, Bulgari connaît-elle quelques difficultés en raison de cette stratégie?

Intégrer un outil industriel est compliqué. Bulgari allouait des investissements conséquents dans toutes ses divisions, y compris dans l’ouverture de ses premiers hôtels. Il faut se rappeler que les années 2000 voient les premières pandémies arriver, les attentats. La période est complexe. Chez Bulgari, la diversification étouffe un peu la créativité. La gestion soudaine d’un groupe de marques pour une société habituée à une stratégie jusqu’alors monomarque est . Il fallait mettre en commun des ressources, tout en créant des identités propres. Progressivement, la rationalisation prend forme. Bulgari ouvre les métiers et casse les silos en élargissant les savoir-faire. En parallèle, le modèle Octo Finissimo est un atout fondateur de l’horloger Bulgari, car il intègre tous les savoir-faire horlogers de la marque. Il est bien sûr historiquement issu d’un dessin de Genta, mais il a évolué sous la main de Fabrizio Buonamassa, le designer de Bulgari. Ce modèle symbolise la coconstruction du design et du mouvement. Depuis, on creuse le sillon.

Comment cela se passe-t-il concrètement?

Le studio de design, le marketing, le département Recherche & Développement travaillent ensemble, dès la vision stratégique. Cette façon de faire marque notre différence, et accorde un vrai statut d’horloger à Bulgari autant que celui de joaillier.

Un processus lent, alors que les résultats financiers sont exigés rapidement…

Construire l’image et livrer des résultats, c’est l’esprit du groupe LVMH. Un bon manager du luxe doit être capable de gérer cette tension. Ce n’est pas une surprise pour moi, car je travaille dans le groupe depuis longtemps. Livrer des résultats à court terme vous permet de construire sur le long terme. Cela vous permet d’autofinancer votre développement à long terme.

Où mettez-vous les forces stratégiques?

L’équation tient en quatre niveaux d’exigences: toujours mettre au cœur le design, avoir une vision claire de l’innovation, assurer la fiabilité du produit et l’efficacité économique.

Cette quatrième dimension n’a pas toujours été intégrée, selon vous?

Fabrizio Buonamassa, directeur de la création chez Bulgari (DR)

Pour ma part, je tiens à ce qu’elle fasse partie de l’équation. Délivrer aujourd’hui pour préparer demain. Avec un atout maître: Fabrizio Buonamassa est le gardien du temple de l’esthétique Bulgari. Cette culture est celle du savoir-faire italien, à la fois prolixe et capable de maîtriser plusieurs métiers. Tous les grands artistes italiens étaient à la fois ingénieurs, sculpteurs, peintres.  En Italie, il y a une véritable maîtrise du design, associée à la contrainte technique. Notre légitimité horlogère en découle et s’appuie sur trois domaines: le micromécanisme – la porte d’entrée de toutes les réflexions horlogères, comme la chronométrie, la physique des matériaux, la transmission d’énergie – , les montres à sonnerie avec une expertise immense liée à Gerald Genta, et bien sûr être le joaillier du temps.

Allez-vous investir dans l’outil industriel?

Oui, nous sommes en train d’investir dans des développements qui demandent des environnements extrêmement protégés. Nous travaillons quasi au micron. Par exemple, le cadran de l’Octo Finissimo représente quatre dixièmes de millimètres. L’ingénierie est très importante chez Bulgari.

Vous venez de rééditer votre montre en aluminium. Quel est le retour des marchés? Pouvez-vous me donner des volumes?

La manufacture de mouvements Bulgari est basée au Sentier. Elle produit des mouvements qui vont de l'extraplat aux montres à sonnerie (DR)

Je ne peux pas vous donner de volumes, mais je peux vous dire que la demande dépasse largement l’offre.  C’est une collection qui complète l’offre globale de Bulgari, car la tendance forte est sa montée en gamme. Cependant, cette stratégie requiert du temps, de l’argent et de l’énergie. Et peut induire une perte de clientèle momentanée sans avoir le temps d’en gagner une nouvelle. Pour contrer cet effet, nous avions besoin d’un modèle attractif et très bien placé en termes de prix pour offrir un accès rapide et aisé à l’horlogerie Bulgari auprès d’une nouvelle clientèle. C’est le cas avec le modèle sport Bulagri Aluminium. Il est «swiss made» et assemblé dans nos ateliers.

Quels sont vos développements stratégiques futurs?

Avec nos collections en aluminium, nous allons lancer des collections capsules. L’idée étant de travailler l’italianité, la modernité et l’émotion. Cette montre est la feel good watch, que l’on porte dans tous les moments cool de la vie. Cela nous donne une vraie liberté créative, toujours avec des montres hyperaccessibles.

Le nouveau modèle Bulgari Aluminium GMT (DR)

Qu’en pense Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH? Recevez-vous des mots d’ordre de sa part?

Bernard Arnault est reconnu pour laisser une grande liberté de manœuvre à chacune des marques. Mais il nous challenge, sur des problématiques pointues.

Donnez-nous un exemple?

À propos du modèle Octo Finissimo, par exemple, qu’il apprécie beaucoup. Il ne veut pas voir ce modèle «discounté» sur le marché secondaire. Le marché du pre-owned est stratégique. Nous allons investir dans ce secteur et travailler à assécher le marché, à valoriser l’offre et à strictement maîtriser ce que nous livrons à nos détaillants. C’est un secteur qui me passionne. C’est certainement l’arme marketing la plus forte sur la valorisation de la marque.

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