Horlogerie & Joaillerie

Pierre-Alexis Dumas: «Le vrai luxe est de se donner le temps nécessaire pour la création»

Cristina D’Agostino

By Cristina D’Agostino25 avril 2024

À l’occasion du salon horloger Watches and Wonders, Pierre-Alexis Dumas, directeur artistique général des seize métiers de la maison Hermès, était à Genève pour le lancement de la nouvelle montre Hermès Cut. Garant de la cohérence entre l’intention créative et le style de la maison, il s’exprime sur son rôle, sur les valeurs qui fondent la création de la marque, et plus intimement sur son rapport à l’objet.

Pierre-Alexis Dumas, directeur artistique général des seize métiers de la maison Hermès depuis 2005 (Hermès)

Amené à diriger la création artistique de la maison Hermès depuis 2005, l’arrière-petit-fils d’Émile Hermès (1801-1878) – membre de la sixième génération de la famille – pratique une gymnastique mentale peu commune. Passer d’intentions créatives en process de développement sur seize métiers demande de la rigueur. Pierre-Alexis Dumas en a, beaucoup, et jusque dans le choix des mots employés pour l’entretien qu’il a accordé à Luxury Tribune. À l’image de la dernière montre baptisée Hermès Cut, à mi-chemin entre le cercle et le rond, mais aux lignes acérées, le directeur artistique général dévoile, de son verbe incisif, comment, à travers l’objet, c’est d’humanité qu’il s’agit.

Comment passe-t-on de la création d’un sac à celle d’un foulard, d’une table basse ou d’une montre? Quelle gymnastique mentale cela implique-t-il?

Pierre-Alexis Dumas: Mon épouse me pose la même question tous les soirs! J’ai la joie de mener la direction artistique de la maison Hermès depuis 2005, cela fera vingt ans l’année prochaine. Je suis tombé dans la potion magique étant petit, mais je continue à apprendre.  Bien sûr, la réponse centrale à cette question est la délégation. Ni styliste ni designer, ma spécialité réside dans la connaissance de la culture Hermès, riche de 200 ans d’histoire. Mon talent, peut-être, est d’être l’architecte du processus de création des seize métiers. Entre l’horlogerie, la beauté, la maroquinerie, la mode masculine, il n’y a pas grand-chose de similaire, pourtant, les principes qui régulent leur création sont les mêmes. Quand mon père Jean-Louis Dumas m’a confié la direction artistique en 2005, j’ai voulu la décentraliser. Il avait lui-même hérité de son père une maison prestigieuse, mais petite par sa dimension. Imaginez-vous, jusqu’en 1991, Hermès comptait 80 artisans, qui travaillaient au-dessus de la boutique rue du Faubourg Saint-Honoré pour produire 100% des sacs vendus dans le monde. La première manufacture hors de Paris, celle de Pantin, fut inaugurée en 1992. Aujourd’hui, nous comptons 7300 artisans et vingt manufactures. Je dois à mon père son esprit visionnaire. C’est lui qui a imaginé l’entreprise telle qu’on la connaît aujourd’hui. Il contrôlait tout, par passion. C’est à ce moment-là que je suis rentré d’Asie, après dix ans de retail. Au plus proche de l’objet, je voyais déjà augmenter la demande. C’est alors que j’ai décidé de décentraliser et de monter un studio de création pour chaque métier. Mon rôle est d’enthousiasmer les équipes, d’apporter une exigence, et d’être dans la coconstruction de cette identité et du style propre à la maison Hermès. La seule façon de faire est de déléguer de manière responsable, de faire confiance et de s’impliquer.

La montre automatique "Cut" est une nouveauté 2024 de la maison Hermès qui fonde sa singularité sur la forme ronde de son boîtier, mais dont les flancs sont acérés, ainsi que la typographie unique des chiffres de son cadran (Hermès)

Comment faites-vous pour être sur tous les dossiers créatifs?

C’est un rituel, un process. Tout au long de l’année, la temporalité des métiers se chevauche. Je passe de l’un à l’autre toute la semaine, je jongle dans ma tête. Une collection, c’est un temps donné, un plan, une typologie dans un univers donné. Le processus est toujours le même : il y a les intentions créatives, en amont. Puis une période plus ou moins longue de développement, cela peut prendre trois ans ou trois mois en fonction des métiers. La dernière phase est la revue de collection, avant présentation aux acheteurs. Lorsque je retire un produit, parce que cela ne va pas, toutes les heures de développement sont perdues. J’aime donc parfaitement travailler en amont. Mais on ne peut pas toujours tout maîtriser. Une des grandes erreurs dans le développement d’un objet est d’imaginer que l’on peut virtuellement tout se représenter. Or, surtout chez Hermès, la matière est importante. Il faut voir l’objet terminé, quitte à dire que ça ne va pas.

Cette gymnastique mentale semble naturelle…

Elle semble naturelle, mais elle est complexe. La temporalité liée au métier de l’horlogerie me plaît particulièrement, car elle est sur un temps long. Il est bien plus simple de développer un sac qu’une montre, à l’exemple notre modèle Tourbillon répétition minutes qui renferme 550 éléments. La haute bijouterie et le parfum sont dans cette même complexité. Encore récemment, Christine Nagel, le nez de Hermès, me montrait le flacon de notre prochain lancement, il était écrit: «Essai Numéro 347»… vous pouvez imaginer le temps de son élaboration, mais c’est ce qui est beau. Le vrai luxe est de se donner le temps nécessaire pour la création. Trop de temps n’est pas bon non plus; on peut y perdre une énergie et une mobilisation autour du projet. Finalement, il faut une très grande cohérence entre l’intention créative et le style de la maison, car on y appose la signature Hermès. Ce nom, c’est celui de la famille, et il est hors de question de le diluer.

La montre Arceau Duc Attelé Hermès avec tourbillon à trois axes central et répétition minutes à timbre diapason (Hermès)

Pour qu’un objet Hermès soit réussi, que lui faut-il?

J’ai besoin d’être étonné, séduit. J’ai eu la chance de connaître, enfant, une femme exceptionnelle, Annie Beaumel, qui créait les vitrines du Faubourg depuis les années 30. Elle avait beaucoup de caractère, de culot et de goût. Elle est devenue le meilleur d’elle-même en travaillant chez Hermès, et la maison s’est enrichie stylistiquement de son approche créative. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que lorsque l’on parle de la culture Hermès, ce n’est pas l’image de la famille qui serait là comme une sorte de jury esthétique. Non, ce sont tous ceux qui travaillent chez Hermès qui font collectivement l’esthétique Hermès. Mon rôle est d’amener la maison vers une grande justesse de son expression, dans un esprit joyeux. C’est l’intention et l’impact d’un objet qui fait sa beauté.

Vous avez eu la chance de suivre votre père. Qu’en retenez-vous?

Quand mon père était président, j’étais à l’étranger. Ma première grande mission fut d’ouvrir le marché domestique chinois en 1996, une expérience très excitante. Cependant, j’ai eu la chance d’être aux côtés de lui pendant deux ans avant sa disparition. Il faut dire que j’ai été biberonné à l’esprit Hermès depuis ma naissance, puisque mes parents travaillaient ensemble. Ma mère dessinant les magasins et mon père dirigeait la maison. Tous les soirs, ils ne parlaient que de ça et j’en ai été incroyablement nourri. Des mots me reviennent en tête. Mon père avait deux mantras: il répétait en boucle «étonnez-vous» et «il n’y a pas de création amnésique». Je vous invite à réfléchir à cela dans tous les domaines. L’humanité est une grande chaîne de transmission, depuis la nuit des temps.

Aujourd’hui, qui vous suit? Y a-t-il quelqu’un en particulier qui est nourri de cette richesse qui vous constitue?

La transmission est mon obsession. Je multiplie les occasions de parler. En particulier tous ceux qui font partie de ma communauté, que j’appelle la création métier. Ce sont ceux qui participent à la conception de l’objet ou à celle du plan de collection. J’y consacre beaucoup de temps. Les règles qui définissent le processus créatif ont été définies et sont très claires, elles sont basées sur l’intelligence collective, la bienveillance, l’écoute et l’audace. Mais je ne vous dirai pas ici qui me succédera.

La marque est présente à Watches and Wonders Genève. Quel est votre regard sur l’industrie horlogère?

Mon regard ne porte pas sur l’industrie, mais sur l’horlogerie chez Hermès. Je ne peux pas développer des montres sous le nom Hermès en regardant les autres. Cela me perturbe. En revanche, je veux comprendre quelle est la juste expression d’Hermès en horlogerie. Cela m’obsède.

Quelle place occupe Hermès en horlogerie?

La montre Hermès "C'est la fête", créée par l'illustrateur japonais Daisuke Nomura. Sur le cadran, un cheval et son lad, devenus des squelettes (Hermès)

Il est très difficile d’être reconnu horloger par les grandes maisons de ce secteur. Nous avons souhaité l’être par notre participation dans la manufacture Vaucher et la mise au point de nos propres mouvements. C’est une grande satisfaction, depuis une vingtaine d’années. Cette légitimité est un travail de longue haleine, même si la marque fabrique des montres depuis un siècle. Hermès travaille la forme, et le lien avec nos origines de sellier-harnacheur est fondateur de ce point de vue, puisque la forme est vitale, car il y va du bien-être de l’animal et de la sécurité du cavalier. De là en découle l’idée que la forme est liée à la fonction. C’est la fonction d’usage, qui fait partie des dix commandements d’Hermès. «Tu ne feras pas mal, tu fonctionneras bien.» C’est l’obsession de la forme comme la formalisation de l’idée de la fonction d’usage. Puis, il y a l’obsession de la cohérence, enseignée par mon père. Comme vous savez, à part la tradition de la forme, il y a la tradition de l’illustration, qui nous vient du métier de la soie. Et ces deux concepts se rejoignent en horlogerie par la forme du boîtier et la typographie sur le cadran. Les deux doivent se parler par cohérence esthétique. Ensuite, la tradition de l’esprit de l’objet entre en jeu. Nous aimons répondre à la question de savoir si l’objet exprime une présence. Je suis un grand mélancolique. Lorsque la montre devient un objet de curiosité, semblant habitée par une humanité, alors, c’est le remède à l’inévitable écoulement du temps. Le temps suspendu le reflète, avec une dimension poétique en plus. La création nous sauve de nous-mêmes, mais avec malice. Donner de la vie à un objet est central, que ce soit pour un sac, un vêtement ou une montre.

Comment créer dans le chaos du monde?

L’objet est là pour nous enchanter. Le monde est menaçant, il est vrai. La création nous réconcilie avec cela, nous aide à nous rapprocher du beau, de le ressentir.

Quelles émotions une montre vous procure-t-elle?

La montre est un objet précieux qui m’enchante. J’aime en porter, et particulièrement le modèle Hermès qui figure une vanité sur le cadran: un cheval et son lad, devenus des squelettes. Elle s’appelle «C’est la fête», créée par ce jeune illustrateur japonais, Daisuke Nomura, avec qui nous avions réalisé un carré de soie. Une magnifique réalisation en émail pailleton or et argent, avec au premier plan, un bas-relief. C’est très rock. Elle est comme un défi lancé au temps, mais lorsque je la regarde, je souris. Je me sens profondément humain lorsque je porte une montre. Le monde virtuel actuel réduit notre sensorialité, alors qu’être humain, c’est ressentir des émotions au travers de nos sens. Ce sont ces émotions complexes qui nous connectent à la beauté.

La montre Hermès "C'est la fête" (Hermès)

Partager l'article

Continuez votre lecture

Matthieu Humair, CEO de la Watches and Wonders Geneva Foundation: «L’édition 2024 est celle de l’optimisation»
Stratégie

Matthieu Humair, CEO de la Watches and Wonders Geneva Foundation: «L’édition 2024 est celle de l’optimisation»

Huit marques de plus ont signé cette année pour être à Watches and Wonders Geneva, l’événement que Matthieu Humair, CEO de la fondation qui en chapeaute l’organisation, veut encore voir grandir d’une dizaine d’enseignes, à l’avenir. Pour l’édition 2024, une fréquentation des visiteurs en hausse de 15% est anticipée.

By Cristina D’Agostino

Watches and Wonders 2024: des tendances horlogères aux extrêmes
Horlogerie

Watches and Wonders 2024: des tendances horlogères aux extrêmes

Ce lundi 15 avril, le plus grand salon de l’horlogerie a fermé ses portes à Genève sur un résultat record, avec plus de 49’000 visiteurs, soit 14% de plus que l’année passée. Les nouveautés 2024 observées auprès des marques exposantes semblent souligner deux grandes tendances: les montres à grandes complications et les modèles simples, beaucoup plus accessibles.

By Cristina D’Agostino

S'inscrire

Newsletter

Soyez prévenu·e des dernières publications et analyses.

    Conçu par Antistatique