«Notre concept “people to people” a révolutionné notre façon de travailler»
François-Henry Bennahmias, CEO d’Audemars Piguet exprime dans une interview exclusive comment la pandémie l’a incité à changer radicalement son rapport à la clientèle, mais aussi à ses collaborateurs.
CHF 40 000
le prix moyen d'une montre Audemars Piguet en 2020
< 38 000
le nombre de montres produites en 2020
- 16%
la baisse des revenus à fin août 2020
< 1 mia
le chiffre d'affaires estimé en 2020
250
les emplois qui seront créés en 2021
42 000
le nombre de montres qui seront produites en 2021
En ce mois d’octobre, dans son bureau largement ouvert sur le massif du Jura, François-Henry Bennahmias, à la tête de la marque du Brassus depuis 2012, raconte et mesure le chemin parcouru en quelques semaines, depuis ce fameux mois de mars, où tout un monde s’est figé. Repartir comme avant? Ce n’était pas une option pour celui qui aime cultiver le franc parler. Alors il écoute, interroge, multiplie les conversations à distance, avec ses collaborateurs et clients en Suisse et à travers le monde. Il en déduit un constat: le système devra être réinitialisé. «Le luxe de la flambe doit s’arrêter, lance-t-il. Les nouvelles générations le réclament». Tranchant avec l’atmosphère aujourd’hui atone d’une horlogerie paralysée par la pandémie, il déclare avoir mis en place un nouveau business model qui plaît et qui fonctionne à plein. Interview.
A quel rythme la manufacture produit-elle aujourd’hui?
La manufacture tourne à 100% depuis fin août. Nous ne rattraperons pas les deux mois de production perdus. Sans la pandémie, nous avions planifié d’atteindre 45'000 montres en 2020, mais nous ne produirons que 35'000 à 38'000 montres au final. La dernière chose à faire serait de saturer les marchés.
Quelles coupes budgétaires ont déjà été actées?
Les dépenses marketing principalement, puisque les événements n’ont pas pu avoir lieu. La voilure a été réduite, l’exercice financier sera bon. Le chiffre d’affaires sera très proche du milliard, alors qu’il aurait dû avoisiner 1,3 milliards pour 45'000 montres prévues.
Avec 37'000 montres au lieu de 45'000 montres, vous maintenez vos emplois?
Oui, j’ai besoin de tout le monde pour travailler sur les grands projets prévus pour 2021, avec un niveau de production prévu proche des 42'000 montres.
Le prix moyen va-t-il augmenter?
De manière organique, en raison des changements effectués au sein du mix produits et des nouveautés introduites dans les collections, avec des montres à complication toujours plus nombreuses.
Comment évolue votre prix moyen depuis ces cinq dernières années?
Il atteignait 32'000 francs en 2015, il est aujourd’hui à 40'000 francs et dans cinq ans il devrait avoisiner les 45'000 francs.
Quelle est votre profitabilité aujourd’hui?
Cette information est confidentielle.
Quelle est votre visibilité sur la marche des affaires aujourd’hui?
Le Covid nous a appris une chose, le tourisme ne reviendra pas à sa normale avant 2023, au mieux. Et quand bien même il reviendrait plus tôt, Audemars Piguet réoriente aujourd’hui totalement sa stratégie vers une activation de la clientèle locale. J’ai demandé à tous les marchés de se réinventer, en imaginant ne devoir travailler qu’avec le client local. Un travail important a déjà été fait en quatre mois. Bien sûr, certains marchés comme le Japon ou l’Allemagne étaient déjà tournés vers le business local. Tout comme les Etats-Unis, où les chiffres restent très forts.
Malgré les difficultés liées au Covid, aux élections présidentielles et aux émeutes?
Oui. Les Hamptons par exemple, où l’immobilier a flambé cet été, ont enregistré une hausse de 50% en sell out. Notre boutique à Dallas, inaugurée en plein confinement, a enregistré 1,5 millions de chiffre d’affaires la première semaine. Et en Suisse aussi, les chiffres sont bons.
Enregistrez-vous tout de même une baisse de manière globale?
A fin août, nous étions à -16%. La production ayant été stoppée en avril et mai, mais les ventes dans nos boutiques sont en hausse.
Selon vous, est-ce lié à un effet de rebond post-confinement, avec un tassement des ventes aujourd’hui?
Pas chez Audemars Piguet, car nous n’avions pas tout misé sur le tourisme d’achat Nous devons préserver un certain équilibre au sein du réseau de distribution, contrairement à certaines marques qui font au moins 50% de leur chiffre en Asie. Chez Audemars Piguet ce ne sera jamais le cas. Bien sûr, la crise sanitaire a un impact important et une crise sociale peut poindre à l’horizon, mais les gens n’ont pas arrêté de se faire plaisir. C’est un constat, auquel, je dois avouer, je ne m’attendais pas. Et il ne faut pas oublier que la bourse et l’immobilier vont très bien. Nous ciblons un nombre si faible de personnes en valeur intrinsèque, que les clients susceptibles d’acheter Audemars Piguet existent toujours.
La difficulté étant de garder vos clients captifs…
Oui, c’est effectivement la partie la plus compliquée. Pendant le confinement j’ai beaucoup échangé avec les collaborateurs. Je leur ai demandé d’imaginer l’après-Covid avec leurs enfants, tous âges confondus. Deux concepts phares sont ressortis: l’amour de son prochain et l’amour de la planète. Résultat : nous avons décidé faire évoluer notre point de vue sur le business et de ne plus parler ni de Business to Business, ni de Business to Client, mais de Business to Love, et ce aussi bien à nos collaborateurs qu’à nos clients. Et je n’ai jamais vu des collaborateurs adhérer aussi vite à un nouveau concept. Aujourd’hui, notre vision du Business to Love a déjà évolué en People to People avec un enjeu majeur: prendre soin de nos clients à un niveau tel que nous ne l’avions jamais atteint auparavant. Ce nouveau modus operandi offre d’ailleurs déjà des résultats incroyables.
Un exemple?
A Hong Kong, nous savons que nos clients sont des amateurs de gastronomie. Nous nous sommes associés à plusieurs chefs locaux et avons fait livrer des dîners surprise, parfaitement orchestrés et présentés, chez des clients, par simple envie de faire plaisir. Les messages reçus ensuite de la part de nos clients sont exceptionnels. Pourquoi? Parce que les événements avec 200 personnes, où il n’y a pas d’interaction personnelle possible, c’est terminé. Notre objectif aujourd’hui est de mieux nous occuper de chacun de nos clients, en construisant une relation personnalisée dans le sens premier du terme : de personne à personne.
Vous allez avoir besoin de davantage de personnel pour cela et des arguments pour les garder…
Oui. Nous allons engager environ 250 personnes en 2021. Et, bien sûr, continuer à offrir de bonnes conditions de travail.
Si je vous entends bien, le luxe du spectacle c’est terminé?
Je mettrais un bémol. Un défilé de mode haute couture reste un spectacle. Le luxe du spectacle doit rester, plus que jamais. Il faut continuer à faire rêver. Mais le luxe de la flambe, oui c’est terminé!
Vous aviez lancé le concept de AP House, des lieux conçus comme des appartements où accueillir vos clients de manière privilégiée. Avez-vous d’autres ouvertures en vue?
Oui, nous en comptons déjà sept dans le monde. Les deux AP Houses les plus récentes ont été ouvertes à Madrid et Bangkok, cette dernière faisant 600m2. La prochaine très grande ouverture aura lieu à New York, dans le Meatpacking District sur plus de 800 m2. Puis Tokyo.
Est-ce que ce sont des investissements immobiliers?
Non.
Lorsque vous ouvrez une AP House, vous fermez une boutique?
Potentiellement oui. Si une marque vise le tourisme d’achat, elle doit garder pignon sur rue, mais si son but est de capter la clientèle locale, c’est la force du lien construit avec elle qui prime. Le client sera heureux tant qu’il vit une expérience unique. Dans cette optique, si nous pensions atteindre 120 boutiques dans le monde il y a encore un an, aujourd’hui, le but est de se limiter à un peu moins d’une centaine (76 boutiques aujourd’hui).
La tendance des flagship stores est-elle donc obsolète?
La réflexion est très simple. Aujourd’hui une marque de luxe doit renouveler son image en magasin tous les cinq ans environ. Le mètre carré, dans le monde de l’horlogerie, coûte très cher. Sur une moyenne annuelle, ce sont plusieurs dizaines de millions qui sont dépensés pour ces rénovations. En y ajoutant les dizaines de millions dépensés pour les loyers, le chiffre devient exorbitant et il ne comprend pas encore l’expérience client, le cœur de l’attention. Nous touchons là le nœud du problème et le gâchis dont ne veulent plus les nouvelles générations! La question cruciale de demain doit être: peut-on faire vivre une expérience client inoubliable hors des quatre murs d’une boutique? C’est tout le concept de People to People. Ce n’est pas un défi, c’est une évolution naturelle adaptée au contexte actuel.
Que faites-vous de l’achat e-commerce et de l’accélération de ces plateformes digitales pendant le confinement que la jeune génération plébiscite?
Nous ne suivons pas cette tendance car la jeune génération est aussi sensible à la rencontre. Le luxe, dans sa plus belle définition reste une affaire humaine, d’interaction, de transmission d’un savoir-faire exercé par une personne pour une autre personne. Les plus beaux outils techniques au monde ne font pas tout.
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