Face à la complexité du monde, le design social monte en puissance. Devenu le dénominateur commun d’une nouvelle génération de créateurs, il est au cœur de nombreuses réflexions conceptuelles. Le luxe s’en inspire, à l'image d'Hublot.
Centré sur l’humain, plus que sur la seule esthétique de l’objet, le design social se développe depuis dix ans, et son impact sur le monde est grandissant. Il prend ses racines dans la mouvance du design industriel du début du XXe siècle, où Ludwig Mies van der Rohe et Le Corbusier, entre autres, ont cherché à améliorer la qualité de vie des gens par le biais de la conception de produits fonctionnels et stylés. L’école du Bauhaus, puis les courants sociologiques au fil du siècle, ont aussi forgé cette nouvelle forme de design.
Le devoir du designer n’est pas uniquement de dessiner des objets ou des espaces, mais aussi de challenger des biais existants, et transformer des normes sociales, des comportements, des valeurs
Gabriel Fontana, gagnant du Pierre Keller Prize 2023
Dans son ouvrage Design for the Real World (1971), Victor Papanek, considéré comme l’un des pionniers du design social, énumère longuement les principes clés qui fondent le domaine. Trois d’entre eux éclairent les liens et intérêts qui pourraient exister entre luxe et design social: un design centré sur l’humain, la conception de produits et d’expériences durables et responsables et une approche éthique qui peut mener à une meilleure résolution d’enjeux sociétaux. Car si, de manière assumée, la finalité du luxe n’est pas de générer des articles qui répondent à des besoins, mais d’enrichir le bien-être par la beauté et le plaisir, le luxe n’est plus uniquement un signe de distinction. Il est désormais aussi un signe de reconnaissance et d’appartenance à une certaine vision du monde. Dès lors, le luxe peut trouver dans le design social un moyen de s’emparer des causes sociétales, d’y apporter un point de vue et prendre une part active à la réflexion du monde.
Durabilité, inclusion, égalité et éthique sont des valeurs sur lesquelles le luxe communique. Ce sont aussi celles que le design social veut embrasser. Améliorer la vie des usagers, minimiser l’impact sur l’environnement par des précédés de productions durables, privilégier la cocréation, intégrer l’économie circulaire, encourager la déconsommation, ces principes sont à la base de créations qui ont radicalement changé la vie de communautés.
Depuis quelques années, les sujets qui concernent les étudiants sont davantage influencés par les causes sociales, éthiques et climatiques
Nicolas Le Moigne, designer et directeur du master en luxe à L’ECAL
Paille pour filtrer l’eau potable, four solaire, les objets du quotidien pensés à travers le prisme du design social sont aujourd’hui la norme et permettent de donner de nouvelles définitions de l’espace et du bien-être. L’industrie du luxe, dans ses ambitions de conservation des patrimoines, comme de développements à la pointe de l’innovation, a intérêt à s’en emparer.
Les marques de luxe font émerger jeunes talents et artistes engagés
C’était le cas en octobre dernier, à Zurich, lors de la révélation du palmarès de la 8e édition du Hublot Design Prize 2023, établi par un jury extrêmement pointu. Face à Marva Griffin, fondatrice du Salone Satellite de Milan, Hans Ulrich Obrist, curateur et directeur artistique de la Serpentine Gallery de Londres, Alice Rawsthorn, influente critique de design et Tawanda Chiweshe, directeur créatif et designer industriel chez Studio Alaska Alaska, les six finalistes ont dû longuement exposer leur concept.
Tous intégraient cette dimension de design social aujourd’hui incontournable, à l’image de Germane Barnes, architecte et designer à Chicago. Très attaché à raconter des histoires d’identité, de colonisation et d’influences culturelles africaines dans l’architecture, il est dans une forme d’action sociale et politique. C’est aussi ce qui anime Aqui Thami, artiste et activiste indienne, grande gagnante du prix, dont le travail est de donner voix aux minorités qui vivent dans la précarité en Inde. Elle-même issue d’une communauté marginalisée, – son activité est à Dharavi, la zone la plus peuplée de Bombay, où elle crée des espaces de rencontres, dont une bibliothèque féministe, la première en Asie. Elle explique: «Les femmes peuvent venir dans cet espace privilégié. C’est un lieu de création expérimental, de récits, de documentation, d’éducation. J’aime l’idée de montrer une autre réalité que les gens ne voient pas. C’est une célébration du vivre ensemble, mais aussi de résistance.»
Très inspirant, le travail de Gabriel Fontana autour du sport comme outil de redéfinition des rôles et des normes sociales a aussi enthousiasmé le jury. Vainqueur du prix Pierre Keller, le jeune designer longtemps basé à Rotterdam et aujourd’hui installé à Paris aime déconstruire les dynamiques de groupe. À travers ses nouvelles définitions du sport, c’est toute la société qui se réinvente dans ses travaux. Il dit: «Mon travail réside dans le fait de repenser, redesigner le sport, non seulement d’un point de vue athlétique ou esthétique, mais aussi social. Cela implique de considérer comment le sport peut être réimaginé plus inclusif, réfléchi, “transformatif”. Le sport cristallise autant de questions telles que l’identité, le corps, la dynamique de groupe, les normes de genre. Ma volonté est de redéfinir la société à travers de nouveaux jeux. Le sport a un impact très important, c’est peut-être même la discipline la plus influente, car très populaire. Le design social utilise différentes méthodologies pour traiter des problèmes complexes. Il permet de faire évoluer non seulement les interactions, mais aussi l’environnement, les personnes. Le devoir du designer n’est pas uniquement de dessiner des objets ou des espaces, mais aussi de challenger des biais existants, et transformer des normes sociales, des comportements, des valeurs.» D’ailleurs, Gabriel Fontana a travaillé avec Nike pour réfléchir à comment sera le sport de demain et à comment inspirer les prochaines générations.
Une nouvelle génération de designers hybrides émerge, moins centrée sur le produit et plus consciente des enjeux sociaux et environnementaux
Hans Ulrich Obrist, curateur et directeur artistique de la Serpentine Gallery de Londres
Si les finalistes retenus n’ont pas de liens créatifs avec la marque Hublot, «nous sommes fiers de pouvoir valoriser le talent de jeunes designers à l’échelle internationale», déclarait Ricardo Guadalupe, CEO d’Hublot lors de la remise des prix. Véritable tremplin pour leur carrière, l’édition 2023 était aussi un signal intéressant sur l’évolution contemporaine du design. «Cette année a été exceptionnelle par la variété et la qualité des projets. Une nouvelle génération de designers hybrides émerge, moins centrée sur le produit et plus consciente des enjeux sociaux et environnementaux», conclut Hans Ulrich Obrist, qui est également président du jury du Hublot Design Prize.
D’autres maisons, à l’instar de Dior – a priori très éloignée du design social –, peuvent quelques fois intégrer certains codes. La marque, portée par la directrice artistique Maria Grazia Chiuri, a contribué à sensibiliser le monde de la mode de luxe aux problèmes sociétaux. Des collections aux messages féministes forts tels que les célèbres t-shirts « We Should All Be Feminists » dans ses défilés ont suscité des discussions sur l’égalité des sexes et les droits des femmes. Le choix de collaborer avec l’artiste Judy Chicago pour la collection printemps-été 2020 visait également à célébrer le féminin et l’art. Une collaboration qui revient d’actualité avec la grande rétrospective des œuvres de l’artiste au New Museum de New York, à voir jusqu’au 14 janvier 2024. En effet, le musée accueille Herstory, un ensemble de travaux de Judy Chicago, dont ses œuvres dévoilées pour la première fois lors du défilé Dior haute couture en 2020, fruit d’un dialogue passionné tissé avec Maria Grazia Chiuri.
La jeune génération s’empare du design social
Le luxe reste pensé pour une certaine élite ou une communauté séduite par la rareté et la distinction.
Félicitas Morhart, professeure en marketing à HEC Lausanne
Cette évolution du design social auprès de la jeune génération est également constatée au cœur des écoles d’art, dont l’ECAL, à Lausanne. «Depuis quelques années, les sujets qui concernent les étudiants sont davantage influencés par les causes sociales, éthiques et climatiques, explique Nicolas Le Moigne, designer et directeur du master en luxe à L’ECAL. Le design de l’objet en tant que tel est aujourd’hui pensé également sous ces prismes, et non plus uniquement sous sa forme esthétique. Mais nous n’imposons rien à ce niveau, nous laissons toujours le champ des libertés d’expression le plus ouvert possible.»
Au-delà d’un signe de bonne volonté, luxe et design social ont-ils vraiment un avenir commun? La menace de greenwashing n’étant jamais à exclure dans ces problématiques, quelles intentions réelles peut-on prêter au luxe? «Le luxe se définit par la différenciation et le statut social, précise la professeure en marketing à HEC Lausanne Félicitas Morhart. Partant de là, il est difficile de parler de volonté de toucher et de plaire au plus grand nombre, dans une démocratisation du luxe. Celui-ci reste pensé pour une certaine élite ou une communauté séduite par la rareté et la distinction. La dimension sociale n’est pas un critère. La prise en compte de la durabilité est bien sûr appréciée par les clients, mais le luxe (dont la forme peut bien sûr changer au fil du temps) restera toujours pensé pour quelques happy few.»
Pourtant, le design dans le secteur du luxe progresse, car le visage de la société change. L’engagement est aujourd’hui affaire de tous et de tous les secteurs. La pression sociale s’accentue sous le poids des enjeux économiques et climatiques. Les nouvelles maisons de luxe le démontrent en créant des produits jusqu’à lors peu compatibles avec le bien-être durable. C’est un fait, consommer mieux, mais moins fait son chemin auprès des marques.
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