«Les rituels du luxe élèvent nos instants de vie»
À l’occasion de la conférence consacrée aux «nouveaux rituels du luxe, comment régénérer le désir», organisée par Luxury Tribune et le SCLR, Cyrille Vigneron, président et CEO de Cartier International a interagi avec plus de 200 étudiants sur le campus de HEC Lausanne sur l’importance de réinventer les rituels du luxe.
Si les rituels prennent racine dans la mythologie et le spirituel, ils sont une manière de raconter, de scénariser les événements marquants. Mythologie ou luxe, les deux mondes permettent une élévation, d’accéder à des valeurs. Aujourd’hui, les marques de luxe doivent réinventer leurs rituels et en concevoir de nouveaux, pour correspondre aux mondes tangible et intangible, y compris le métavers.
La conférence sur la thématique «Les nouveaux rituels du luxe, comment régénérer le désir?» conjointement organisée le 28 février dernier par Luxury Tribune et le Swiss Center for Luxury Research (SCLR) a donné lieu à de nombreux échanges entre Cyrille Vigneron, président et CEO de Cartier International, Cristina D’Agostino, rédactrice en chef de Luxury Tribune, Félicitas Morhart, fondatrice du SCLR et plus de 200 étudiants présents dans l’auditoire du campus de l’Université de Lausanne. Extraits.
Quelle est votre définition du rituel dans le luxe?
De manière générale, le rituel donne de l’importance à nos actes. Il y a bien sûr des rituels plus marquants, comme celui du mariage qui implique une transformation de la vie personnelle très forte. Mais les rituels du quotidien ont aussi une importance. Au pic de la pandémie, se dire bonjour et s’embrasser n’était plus un rituel possible, générant un ressenti profond. Le rituel doit se distinguer de la routine, rythmée par des gestes anodins. Il symbolise aussi le passage du temps, un anniversaire, ou un cycle, comme le jour de l’an ou une cérémonie de remise de diplôme. Ce sont des événements qui rassemblent des communautés. Le luxe, n’étant pas, par nature, nécessaire, mais un moyen de rendre la vie plus belle, va s’insérer dans ces rituels pour rendre ces instants précieux. Entrer dans une boutique, essayer un bijou ou une montre, défaire un emballage fermé par un cachet de cire, découvrir un écrin rouge et l’ouvrir sont des rituels qui vont renforcer le geste de l’offrande, puisque c’est un cadeau. L’offrande, qu’elle soit profane ou religieuse, confère une préciosité au geste du don. Il s’accompagne aussi d’un sacrifice, puisque la préparation, l’attente ou la privation est en place pour jouir de l’après.
Le rituel prend-il de la valeur pour soi ou face aux autres et est-il immuable?
Plus le rituel est collectif, plus il a de valeur. La pandémie a perturbé ce processus. Une partie des rituels sont toujours les mêmes, l’accueil en boutique ne change pas. Les éléments tangibles continueront à se transmettre, comme des preuves d’affection. Via le digital, le rituel peut être recréé, il ne perd pas sa valeur s’il est investi de la même intension. Les rituels peuvent être réinventés constamment, indépendamment du médium. Des rituels se sont mis en place spontanément pendant la pandémie, comme celui de s’autoriser à enlever le masque en compagnie de l’autre. C’était un geste de haute importance.
Vous parlez souvent de sanctuarisation de la boutique, pouvez-vous nous l’expliquer?
Il y avait, lors de la pandémie, un besoin marqué de continuer à venir en boutique pour s’y sentir accueilli, protégé, comme dans un sanctuaire à l’abri du monde extérieur. Cela renforçait la préciosité du moment. Nous les avons réaménagées pour que les gens s’y sentent bien, entourés de beauté. C’est pour cela que les grandes maisons deviennent toujours plus sophistiquées.
Pourquoi les marques de luxe ont-elles besoin de s’appuyer sur des mythologies anciennes, n’est-ce pas un peu passéiste?
Les mythologies sont effectivement des histoires très anciennes, qui viennent raconter de manière métaphorique notre relation au monde. Elles nous influencent, même de manière inconsciente. Plus ces histoires sont ancestrales, plus nous pouvons les renouveler et toucher un grand nombre de personnes. Les éléments symboliques sont forts. La panthère est notre emblème, mais elle revêt aussi une fonction mythologique sensible. Dionysos chevauche une panthère. Son rôle de prédateur et de protecteur évoque une mission d’intermédiation entre les mondes. Elle nous accompagne d’un univers à l’autre et notamment dans un espace sanctuarisé. Il y a une centaine d’années, nous l’avions déjà intégrée en figurant la déesse Tanagra accompagnée de la panthère à ses pieds. Aujourd’hui, elle est partout, dans les stucs, les mosaïques de nos boutiques. Elle devient notre gardienne, comme dans le film de l’odyssée de Cartier. On la voit parcourir des mondes, des époques, elle est l’emblème de Cartier, mais aussi l’emblème du voyage. Elle est celle qui nous emmène dans le monde profane, celui de notre réalité quotidienne et dans le monde du sacré, symbolisé par la magie du joaillier qui transforme la matière pour rendre le monde plus beau. Ce sont des clous, des écrous que l’on s’approprie. Les bijoux Juste un Clou ou Love sont à la fois des éléments de design, mais possèdent également un ancrage dans la mythologie.
Pourquoi cette résurgence de l’icône aujourd’hui, pourquoi ce besoin?
C’est une image rassurante partagée avec le collectif. Le luxe n’est plus uniquement un signe de distinction, mais avant tout un signe de reconnaissance. Mais il doit être suffisamment iconique et adoré pour l’être. Les marques les plus puissantes ont des produits iconiques qui jouent ce rôle, la Daytona de Rolex, le Love de Cartier ou le Birkin d’Hermès. Plus une icône est exposée et vue, plus le désir de la posséder est renforcé, ce qui peut sembler paradoxal. On désire généralement ce que l’on n’a pas. L’icône joue le rôle inverse. Elle remplit une fonction de liant social aspirationnel. Le point important pour le luxe et la désirabilité est de renforcer l’icône que l’on protège ainsi que les rituels qui l’entourent et non d’accentuer une gratification instantanée et un encouragement au consumérisme.
Comment expliquer la résurgence de certaines icônes?
L’icône, comme la cote de l’artiste adulé, possède une valeur. Son prix sur le second marché augmente alors constamment, quels que soient les volumes vendus. Mais c’est aussi la loi de l’offre et de la demande. On ne maîtrise pas tous les paramètres, les engouements évoluent sur ce que l’on s’accorde à trouver beau.
Est-ce la rareté qui fait le prix?
Pas uniquement. Le prix représente l’écart entre la demande et l’offre et dépend du pouvoir d’achat de ceux qui peuvent se l’offrir.
Aujourd’hui, la bataille de la désirabilité des grandes marques se joue sur des symboliques fortes, comme l’amour. Comment l’expliquer?
Ce sont des symboliques puissantes. Il faut savoir les représenter par le choix d’associations durables, y compris à travers les personnalités qui l’incarnent. Il est en tout cas dangereux pour une marque d’associer son image uniquement à une personne, car ce ne sont pas les célébrités qui vont faire les icônes, au contraire. Le mythe de Cartier s’articule depuis toujours autour d’Éros, l’enfant de la beauté. On aime ce qui est beau ou ce que l’on aime devient beau. Le rouge restera toujours la couleur de l’amour…
Le web 3.0 est un nouvel espace de liberté. Là aussi, de nouveaux rituels sont à inventer. Comment Cartier réfléchit-elle à rentrer dans cet univers?
Dans un monde comme le nôtre, rien n’est jamais vraiment nouveau. Si le métavers est un espace mental inventé pour être un autre soi-même ou un soi-même dans un autre monde, cela a déjà été inventé : c’est le Carnaval. On met un masque pour vivre un autre être que soi, sans les contraintes. La littérature vous plonge depuis toujours dans des mondes parallèles dans lesquels se projeter. Jouer à ne pas être soi-même est très ancien. La question fondamentale du métavers est de savoir ce que l’on veut y faire et avec quelles interactions. Ce questionnement n’est pas technologique, mais sociologique. Si le métavers est une extraction du monde, que va-t-on y faire? Si c’est une extension du monde, il le sera dans les rapports humains déjà connus.
La marque Cartier analyse-t-elle cet univers?
Oui, Cartier réfléchit et analyse des plateformes comme Sandbox par exemple, mais seulement dans l’idée de savoir ce que ses clients pourraient y trouver de tangible et d’intangible. Notre double digital aura peut-être envie d’un rituel intangible qui fera le lien avec le monde tangible. Même si nous l’analysons, nous pensons que nos produits resteront dans le monde réel, auquel on n’échappe pas.
Comment se définit la valeur que l’on met sur un objet tangible ou intangible?
La valeur définie entre humains est uniquement régie par des conventions. Seule la valeur de survie a un rôle fonctionnel fort. Pour le reste, ce sont des conventions. Les valeurs du passé ne sont pas forcément celles d’aujourd’hui. La perle avait une plus haute cote que le diamant. Demain, le diamant naturel confronté au diamant de laboratoire perdra-t-il aussi de la valeur? Tout est histoire de convention. Le NFT a la valeur que l’on veut bien lui donner. Et c’est compter sans le fait de devoir se prémunir contre de faux NFT. C’est aussi la confiance que l’on a en la capacité de produire des entités indéchiffrables. L’humain a cette capacité à craquer les codes, il y aura toujours un doute sur la valeur intangible. Alors que les produits tangibles resteront plus longtemps, car ils possèdent une valeur symbolique et historique qui ne peut pas être disruptée.
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