Art & Design

L’art palestinien: dessiner la mémoire d’un temps qui n’est plus

Samia Tawil

By Samia Tawil26 mars 2024

Alors que les bombardements continuent de frapper la population de Gaza, les artistes palestiniens persistent à créer. Ils nous permettent, par des expositions physiques ou en ligne, de nous plonger dans la richesse de leur art.

Mère et enfant par Sliman Mansour, 2009 (DR)

Avec son exposition intitulée Ce que la Palestine apporte au monde, mettant à l’honneur l’histoire et l’art palestiniens, l’Institut du monde arabe avait su pressentir l’urgence. Il avait exposé, jusqu’en fin d’année dernière, la richesse de cette culture qui court le risque de s’éteindre sous nos yeux. Une culture forcée de muter, du fait d’un exode progressif, depuis plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui, plus de sept millions de Palestiniens vivent en dehors des territoires. Les artistes issus de cet exil ont cela en commun qu’ils nourrissent de manière intergénérationnelle une nostalgie d’un temps qui n’est plus. Nombre d’entre eux se sont faits les ambassadeurs de la Jérusalem de leur enfance; des maisons imbriquées les unes contre les autres, d’une époque où l’occupation n’avait pas encore produit les ravages que l’on connaît aujourd’hui. Des paysages mirages, vers lesquels le retour est impossible, non seulement pour les raisons politiques que l’on sait, parfois exacerbées du fait de leur statut d’artistes «engagés», mais aussi parce que ces lieux ne sont tout simplement plus. Que faire alors de cette plaie béante ? La peindre, assurément.

Le tableau Jamal Al Mahamel de Sliman Mansour, 2005, est considéré comme l'œuvre d'art la plus célèbre d'un artiste du Moyen-Orient. Il représente un homme portant sur son dos le fardeau de sa nostalgie, ainsi que le poids de toute la cause palestinienne (DR)

C’est ce que fait l’artiste Sliman Mansour, l’un des doyens de l’art palestinien. Après avoir subi maintes fois la confiscation de ses œuvres, il continue d’affronter périodiquement les check-points israéliens pour se rendre de Jérusalem, où il vit, à son studio de Ramallah. Mansour, par son travail, se fait l’ambassadeur de la mémoire. Il met en scène le poids du souvenir à travers des toiles puissantes, telles que celle intitulée Jamal el Mahamel, considérée comme la plus célèbre toile d’un artiste moyen-oriental, et vendue chez Christie’s Dubaï en 2015. Une œuvre représentant un homme en exil croulant sous le poids du souvenir; un souvenir en forme d’œil, comme forçant à voir l’invisible: la nostalgie en bagage à perpétuité. «C’est aussi le poids de la charge émotionnelle, nous confie-t-il. Je ne suis pas réfugié, mais lorsque je vais à Jaffa, Acre, Haïfa ou en Galilée, je ressens la perte et les conséquences de la Nakba – exode forcé de 1948 que les Palestiniens ont subi – ; un sentiment qui se matérialise d’autant plus lorsque j’observe la manière dont ils sont traités, comme des étrangers ou des citoyens de seconde zone.» Un exil chronique à domicile.

La femme palestinienne, symbole de vie et de force

L'immigrant de Sliman Mansour 2017 (DR)

La femme palestinienne, arborant les tuniques brodées typiques des mères de son enfance, apparaît aussi comme une figure centrale dans nombre de ses œuvres. Symbole créateur de force, de vie, elle n’est pas sans rappeler la fameuse photographie de Frida Kahlo prise par Nickolas Muray en 1946 sur son rooftop new-yorkais, où la revendication ouverte d’une tenue si hors contexte se fait hymne révolutionnaire. Mais chez Mansour, la femme est surtout symbole d’une identité collective, et de sa perpétuation.

Dans d’autres de ses toiles, on retrouve de manière récurrente certains symboles clé de la Palestine tels que l’olivier, les agrumes, mais aussi le dôme doré et ce joyeux enchevêtrement de bâtisses, oasis d’insouciance, mirage de paix où terre et mère deviennent un même refuge, et dont on se demande s’il a réellement existé tant son souvenir semble lointain.

Des personnages virginaux, qu’il orne d’une auréole dans certaines toiles, rappelant une douceur sacrée propre à cette région, que l’agenda militaire semble quotidiennement profaner. Car à travers ce nostalgique plaidoyer, l’engagement politique transpire malgré lui. C’est particulièrement le cas dans sa toile New Start, où chaque arbre, déraciné, semble devoir réapprendre à pousser dans un milieu artificiel, comme privé d’accès à sa terre rouge et fertile pourtant si proche, par une séparation qui ne fait pas sens: ici, en peinture, cette insignifiante couche de taule; en réalité, le mur de séparation, et le cisèlement déchirant des territoires.

Solitude, Leila Shawa, 1988 (DR)

Leila Shawa, artiste gazaoui, décédée en octobre 2022, reste considérée comme la mère de l’art révolutionnaire arabe, pour avoir proposé toute sa vie, par ses paysages naïfs, un souvenir poignant de cette chaleur d’un autre temps. Par ses toiles, elle laisse voir au monde la Palestine telle qu’on ne la verra plus. Une manière de dénoncer l’occupation, en figeant dans le temps un paysage alors qu’il faisait encore sens, alors qu’il n’était pas encore disloqué. Un paysage à la poésie bien particulière, ses fils électriques, passerelles, escaliers qui nous rappellent les liens de voisinage étroits, et plus généralement, d’interdépendance entre ses habitants.

Sliman Mansour, lui aussi, nourrit dans nombre de ses œuvres ce souvenir d’un âge d’or où Jérusalem et ses maisonnettes labyrinthiques dormaient dans une sérénité immaculée. Il nous confie néanmoins que dans ses dernières toiles, peintes durant les récents événements à Gaza, ses paysages se ternissent, jusqu’à devenir quasi monochromatiques.

Certaines séries plus tardives de Shawa se distinguent de ses travaux de jeunesse en exprimant plus frontalement la douleur et le traumatisme chez les enfants de son pays. C’est ce qu’on observe dans sa série Children of War, children of Peace, dont l’une des toiles, vendue chez Christie’s en 2007, montre par la juxtaposition de deux images – quasi identiques, mais inversées – l’arbitraire du destin des enfants voués à un pile ou face alarmant. Son utilisation de la sérigraphie dans cette œuvre n’est pas sans faire écho à Andy Warhol, qui l’utilisait pour illustrer le consumérisme omniprésent de sa société; une technique utilisée ici à dessein, et qui laisse penser que Shawa souhaite nous mettre en garde quant aux risques d’un contexte qui manufacture la haine.

  Maher Naji, Dabbka (DR)

Le peintre gazaoui Maher Naji a, quant à lui, longtemps puisé son inspiration dans ses souvenirs d’enfance avant de quitter la Palestine pour étudier à Saint-Pétersbourg, et surtout, dans les récits de sa mère. C’est ainsi que ses peintures se font silhouettes évanescentes, chantant les temps d’une histoire pleine et de légendes vives. Ses toiles exposées au Palestine Museum de Woodbridge revêtent justement cette douceur, sous la devise de «laisser l’art et l’amour être notre langage commun». Maher Naji nous confie: «Quand je vivais encore en Russie, j’étais influencé par le romantisme européen, et peignais plutôt l’incarnation de traditions, telles que des scènes de paysans dans les champs et de femmes dansant dans les mariages, car je suis aussi convaincu que l’histoire culturelle et civilisationnelle de tout peuple est un pilier pour la continuité de son développement. Mais quand je suis retourné vivre à Gaza, mon travail a commencé à être plus intimement lié à la réalité dans laquelle je vivais. C’est tout naturellement que l’artiste est l’enfant de son environnement.» Précisons que Naji est revenu vivre en 1994 à Gaza, nourrissant dès lors un sentiment de double exil qui semble s’intensifier dans son travail au fil des toiles. On peut le voir dans sa série où les paysages palestiniens et russes se confondent et ne forment plus qu’un, comme pour réparer par l’imaginaire le déchirement fondamental. Maher Naji explique: «En tant que Palestiniens, nous portons en nous la nostalgie, mais aussi la survie et le renouveau. Ainsi, l’attachement à un lieu remplace l’autre, et les nostalgies se font mutuelles.»

Ces dernières années, certaines de ses œuvres prennent un tournant inédit: celui de la révolution, de la colère. «Certes, quelques-unes de mes toiles expriment frontalement la résistance face à l’oppression, mais je préfère aborder le conflit existant entre mon peuple et l’occupant par des œuvres qui comportent un contenu historique ou mythologique et aller chercher une compréhension plus structurelle du conflit.»

Des symboliques secrètes devenues étendards

Nombre d’artistes palestiniens victimes ou témoins de la censure ont récemment adopté la pastèque comme élément symbole: un fruit que Sliman Mansour avait introduit dans ses œuvres, comme pied de nez au harcèlement constant des soldats quant au contenu considéré trop politique de ses toiles. Ce fruit s’est fait, peu à peu, le substitut du drapeau palestinien dans la communauté artistique, du fait de ses couleurs vert, rouge, blanc et noir, permettant d’évoquer la Palestine d’une manière abstraite sans subir la censure.

Dans cette œuvre, Hajar Ali contourne la censure en illustrant la Palestine comme une pastèque rouge sang, murée, divisée en son cœur (Reverse Orientalism, 2023)

L’artiste Hajar Ali, d’origine singapourienne et spécialisée dans l’art en partie généré par IA, propose des tableaux digitaux où la violence du massacre qui sévit actuellement sur Gaza est symbolisée par le rouge sang de la pastèque. Hajar Ali nous explique: «La pastèque a émergé comme un symbole subversif en réponse aux sanctions récurrentes de la représentation du drapeau palestinien. Quand j’ai publié cette série, je l’ai d’ailleurs accompagnée de la chanson “Ya Taali-een Al-Jabal”, qui est un chant que les femmes palestiniennes adressaient à leurs bien-aimés en prison, leur promettant une libération prochaine, mais qu’elles chantaient de manière “cryptée”, à travers la tradition de l’imlolaah, qui est une technique de chant où l’on rajoute une voyelle entre chaque mot afin d’en obscurcir le sens en présence de la force occupante.» Dans cette série, les pastèques s’amoncellent, explosées parfois, au beau milieu de paysages asséchés, désolés, emmurés, comme pour laisser à appréhender de manière très organique la violence dans leur chair que subissent les civils, les familles. Des paysages mutiques, à travers lesquels la douleur se ressent plus qu’elle ne se raconte. Une œuvre profonde, où l’abstraction joue finalement son rôle de biais de résistance à un niveau aussi bien visuel qu’auditif. À cette question de l’abstraction comme arme de protestation, elle répond: «C’est une manière de faire qu’on retrouve dans de nombreuses révolutions: les samizdats, ces bandes et publications autoéditées contrecarrant la censure et le monopole des publications d’État dans le Bloc de l’Est, les messages cachés par les révolutionnaires dans les gâteaux de lune durant la Révolution Ming, ou encore l’art de la capoeira, qui était essentiellement un art martial venu d’Afrique de l’Ouest, que les esclaves qui préparaient leur insurrection déguisaient en danse afin de contourner les restrictions des colonialistes.» Quant au rôle de témoin qu’ont à jouer les artistes non palestiniens, la position de Hajar Ali est sans équivoque: «C’est absolument essentiel. Les artistes non palestiniens ont accès à un public différent et amplifient les voix qui ont besoin d’être entendues.»

Le graffiti Flying Balloon Girl de Banksy orne le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie occupée depuis 2005 /DR)

Quand la solidarité artistique transcende les clivages

Plusieurs artistes internationaux ont eu le courage de dénoncer l’occupation au cours de leur carrière et d’apporter leur pierre à l’édifice de la paix. Les fresques au pochoir de Banksy sur le mur de séparation sont aujourd’hui connues mondialement, dont son graffiti Flying Balloon Girl, qui n’est pas sans rappeler son autre œuvre Girl With Balloon, dont une reproduction avait fait l’objet d’une spectaculaire autodestruction lors de sa vente aux enchères à Londres, en octobre 2018 par Sotheby’s. Une manière de rappeler que son message de liberté, son hommage à l’innocence de l’enfance et son appel à l’espoir ne sont pas à vendre, et qu’il ne cautionne pas le fait de voir son art extrait de son contexte situationnel et réduit au rang de produit.

Rebecca Odes, War is not healthy for children (La guerre n'est pas saine pour les enfants), 2023 (DR)

L’aquarelliste new-yorkaise Rebecca Odes a, elle aussi, tenu à rendre hommage à l’enfance brisée, par deux séries de portraits d’enfants victimes des massacres et des prises d’otages, tant du Hamas que d’Israël, inspirées par la fameuse citation de la militante pacifiste juive américaine Lorraine Schneider: «La guerre est malsaine pour les enfants et tout être vivant.» Une manière de montrer que l’empathie et le droit à la justice ne sont pas réservés à une ethnie plus qu’à une autre.

Certains rares peintres israéliens prennent parfois eux aussi le risque timide de prendre position pour la paix. Mais les artistes israéliens les plus profondément engagés pour une Palestine libre restent pour l’instant des cinéastes et des auteurs. Descendant artistique d’une lignée de cinéastes israéliens engagés tels qu’Eyal Sivan, qui avait su ouvrir la voie avec des films tels que «Jaffa, la mécanique de l’orange», ou encore «Izkor, les esclaves de la mémoire», le cinéaste israélien Yuval Abraham s’est permis de dénoncer très courageusement l’apartheid qui sévit contre des Palestiniens lors de la réception de son prix à la Berlinale le 24 février dernier, pour son documentaire «No Other Land». Un discours qui lui aura valu une avalanche de menaces de mort. C’est pourtant en aiguisant leur liberté de pensée que les artistes israéliens donneront l’exemple, en prouvant que les origines ne doivent pas faire de nous des pions, et qu’humanisme et esprit critique pèsent bien plus dans la balance de nos futurs qu’un patriotisme aveugle.

Jonathan Glazer après avoir remporté l'Oscar du meilleur film international (Jeff Kravitz)

Le réalisateur israélien Avi Mograbi a lui aussi défendu un documentaire fort lors de la récente dernière édition du Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains (FIFDH) à Genève, dénonçant les pratiques colonialistes de son gouvernement. La même semaine, le réalisateur londonien d’origine juive Jonathan Glazer appelait à une prise de conscience face au fléau de l’occupation lors de la réception de son Oscar pour son film « The Zone of Interest », traitant du thème délicat de l’Holocauste, en déclarant que son film avait justement pour but de montrer où la déshumanisation conduit.

Quant à la littérature, d’Ilan Pappé à Shlomo Sand, en passant par Avi Schlaïm, ces auteurs et historiens israéliens ont voué leur vie à dénoncer de manière référencée, et bien à leurs dépens, des vérités qu’ils ne pouvaient taire. Ils mêlent ainsi leurs voix à celle d’auteurs palestiniens tels que Refaat Alareer, tué en décembre dernier dans un raid de l’armée israélienne, et dont le dernier poème qu’il aura livré au monde avant de mourir restera d’un message poignant: «Je suis toi».

L’oiseau de paix espère encore

Colombe blindée de la paix, de Banksy, ou quand l'espoir de paix a besoin d'un gilet pare-balles (DR)

C’est ainsi que, la peinture coulant directement des veines au pinceau, les mots, du cœur à la plume, l’art palestinien se pose comme une forme d’art qui naît par nécessité, ouvrant les yeux à celui qui s’obstine à les fermer. Et l’on se rappelle alors qu’un dernier symbole, le plus parlant, dans la peinture palestinienne, reste la colombe. Celle que Mahmoud Darwich évoquait dans son poème Un autre jour viendra, espérant avec ferveur à travers ses vers endoloris le jour où elles s’endormiront enfin sur les tanks abandonnés.

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