Nadine Labaki, réalisatrice et actrice libanaise, grande voix du Liban dont les films ont souvent marqué les jurés du Festival de Cannes, était invitée à Dubaï par la marque Cartier à s’exprimer sur la condition des femmes. Dans une interview exclusive, elle livre son attachement et son combat pour la renaissance de son pays, la place de l’artiste et plus largement de la femme.
À la tribune du palais des congrès, ce 8 mars 2022, elle raconte avec tendresse, de sa voix grave et suave, le récit d’une transmission. Celle d’une mère à la future femme qu’elle voit grandir. Nadine Labaki, réalisatrice et actrice libanaise, témoigne de son engagement qu’elle estime nécessaire, face à un système de pensée qui doit évoluer. En plein cœur de Dubaï, à Expo 2020, son discours interpelle. Les officiels, la société civile, et plus simplement les hommes et les femmes concernés par le droit des femmes écoutent. Nadine Labaki, personnalité publique au Liban, exprime, comme dans chacun de ses films, la beauté des relations complexes entre hommes et femmes. Son premier film Caramel avait marqué le Festival de Cannes en 2007. Son ode à la solidarité féminine avait réussi à toucher les publics du monde entier. Depuis, elle explore la condition humaine, les sentiments amoureux, la frustration, la tolérance, la beauté, l’horreur. Son long métrage Capharnaüm, puissant et émouvant récit de la misère humaine remporte le Prix du Jury au Festival de Cannes de 2018. Rencontrée à Dubaï lors de la clôture du Pavillon de la Femme soutenu par Cartier, Nadine Labaki raconte son regard sur les femmes.
Quelles femmes vous inspirent?
Aussi loin que mes souvenirs remontent, les femmes autour de moi ont toujours porté du noir. Cette image est bien sûr liée à la mort d’un enfant, puisque j’ai vécu dans un pays en guerre, le Liban. J’étais fascinée par la résilience de ces femmes, par leur capacité à s’adapter à la perte. Je me demandais constamment: « Comment font-elles pour vivre leur quotidien, à rire ?» Ces souvenirs ont inspiré l’écriture de mon film Caramel, l’histoire croisée de femmes libanaises, issues de milieux très différents. J’éprouvais aussi le besoin de comprendre les raisons de la tristesse qui se lisait sur le visage des femmes de mon enfance. Était-ce en rapport avec la guerre ou le doigt de la société pointé sur elles, leur dictant la bonne conduite ? J’ai ce besoin de comprendre pourquoi une distance existe entre nos rêves et nos accomplissements. Ces femmes m’inspirent. Ce sont des femmes du quotidien.
Comment la place de la femme évolue-t-elle dans la société au Moyen-Orient?
Je me suis toujours posé cette question: le poids du regard de l’autre est-il exclusivement vécu par la femme? Les hommes vivent tout autant le jugement social, ce n’est pas une question de sexe. Il est tout aussi difficile pour un homme que pour une femme de s’accomplir dans le milieu du cinéma, par exemple, lorsque l’on vit au Liban. Il y est toujours très difficile de monter des films. Mais cela ne veut pas dire que la situation des femmes est idéale. Pas du tout. Beaucoup de travail reste à faire sur la mise en place d’un cadre juridique consacré à la défense du droit des femmes. Pour autant, la femme garde un impact et une force de changement importants dans la société libanaise. Au sein de la famille, la femme est forte. Au-delà des genres, le Liban est complexe, car c’est une superposition d’une multitude de communautés.
En tant qu’artiste, votre regard porté sur les femmes peut avoir du poids. C’est une responsabilité. Quelle est votre ambition?
Mon envie de m’exprimer vient toujours de l’obsession du moment. Dans Caramel, j’explorais le regard sur la vie, sur l’autre. Ensuite, dans mon film Et maintenant, on va où, je donnais la place à ces femmes, musulmanes et chrétiennes, qui décident un jour de tout faire pour empêcher leurs hommes de prendre les armes. C’est le même rôle qu’elles ont aujourd’hui, dans les guerres actuelles. Je suis convaincue que la femme va avoir un grand rôle à jouer dans les décisions de nos sociétés de demain. Je ne suis pas pessimiste.
Pourtant, pendant le Covid, les droits des femmes ont régressé. Dans plusieurs pays, le droit à l’avortement recule. Nous n’allons pas dans la bonne direction. Comment la femme doit-elle parler pour se faire entendre?
C’est une question d’éducation. Pour un monde plus empathique, il faut revenir à l’enfance. Trop de murs et de frontières ont été bâtis, il faut un nouveau départ, une nouvelle éducation.
La femme doit-elle se redéfinir?
L’autocensure et l’autorestriction sont devenues des deuxièmes natures pour la femme. La notion de sacrifice est profondément ancrée. Elle réprime bien souvent son désir pour être à la hauteur de ce que l’on attend d’elle, elle réprime sa féminité, ses besoins en tant que femme, son pouvoir, ses pensées. Combien de fois la femme se prend-elle à échanger une jupe pour un pantalon, dans une réunion, pour être entendue ? Combien de rouges à lèvres effacés ? La masculinité a longtemps été le standard de réussite. Tout doit être redéfini, et la femme doit se poser la question de qui elle est réellement.
Quelles sont les femmes que vous aimez montrer ?
Il n’y a pas de généralité. J’aime montrer la femme en phase avec son potentiel, en phase avec son pouvoir. C’est beaucoup de travail de tenter de faire émerger son être. Il faut redéfinir la signification de la réussite. Élargir la discussion sur ce sujet est fondamental. C’est ce qui a pu être entrepris pendant six mois, grâce à des débats nourris entre personnalités de différentes cultures et milieux sociaux, au sein du Pavillon de la Femme à Dubaï, lors d’Expo 2020 et en grande partie soutenu par Cartier. Je reste optimiste, même si le cynisme ambiant me paralyse ces derniers temps. Je fais ici référence à la cancel culture, à la réécriture de l’histoire, à la violence des réseaux sociaux. Le politiquement correct s’impose partout. Mais nous ne devons pas nous arrêter à cela, il faut au contraire valoriser chacune des initiatives entreprises.
Déclencher une émotion grâce à votre art est une forme d’espoir, c’est la vérité profonde qui s’exprime. Quelle parole voulez-vous donner à la femme?
La femme doit pouvoir prendre la parole pour que la violence cesse. Par sa capacité à être plus à l’écoute d’elle-même, elle peut donner à voir une autre vérité. La puissance n’est pas que démonstration de force ou de richesse. Il faut trouver d’autres moyens de gouvernance.
Vous êtes un personnage public au Liban, votre voix est entendue. Assumez-vous le fait de dire que vous êtes une femme puissante?
Oui, je l’assume. C’est une responsabilité, car la prise de parole peut être vectrice de changement. Il faut rester au service de sa raison d’être. Au Liban, la situation politique, économique, et bien sûr la corruption n’offrent pas des conditions de prise de parole aisées, mais il faut le faire. Les Libanais vivent une injustice au quotidien. Militer est risqué. Mais il faut résister. C’est pour cela que je n’ai pas quitté le Liban.
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