La baisse de la production horlogère en 2020 a eu des conséquences sur le tissu industriel suisse. Audemars Piguet souhaite lancer une initiative qui permettrait de le sauvegarder. Avec un enjeu central: le Swiss made. Interview exclusive de son patron, François-Henry Bennahmias.
Le recul historique de 21,8% (en valeur) des exportations horlogères suisses en 2020 par rapport à 2019 a provoqué un ralentissement de la capacité productive du tissu horloger suisse. Ainsi, même si le début d’année 2021 montre des signes de redressement, notamment aux Etats-Unis, en février dernier, selon les statistiques de la Fédération Horlogère, le chemin de la croissance semble encore très incertain. Des difficultés financières se font aujourd’hui sentir.
Pour mieux en comprendre les différents enjeux, Luxury Tribune ouvre une série de rendez-vous sur les conséquences de la crise sanitaire sur l’horlogerie suisse. Premier éclairage: la prise de position de la marque Audemars Piguet en faveur de la création d’une initiative commune qui permettrait de sauvegarder le tissu industriel suisse. Entretien.
Quelles ont été les répercussions de la baisse de production, en particulier sur vos fournisseurs externes?
Lors du premier confinement et la fermeture de la manufacture, 8000 montres n’ont pas pu être produites. Mais dès la réouverture, notre stratégie a été claire: éviter de récupérer à tout prix cette production en fin d’année, ne pas surcharger les effectifs, ne pas chercher à regagner un chiffre d’affaires en baisse. Ça n’aurait pas été le bon message. Au final, nous avons produit 5000 montres de moins que ce qui était prévu pour 2020 et enregistré les inventaires les plus bas de notre histoire, avec un résultat économique en baisse de 8% par rapport à 2019, notre année record. C’est donc un très bon résultat. Quant à nos fournisseurs - non exclusifs à Audemars Piguet - nous les avons appelés dès le premier jour de la fermeture, afin qu’ils nous tiennent au courant de leurs problèmes potentiels. Nous les avons assurés de notre soutien et nous avons rééchelonné notre production. Un seul d’entre eux semblait donner quelques signes de difficultés. Nous lui avons proposé notre aide, mais il n’en a pas eu besoin au final. C’était l’engagement que nous avions pris avec eux.
De manière plus large, quel était le pourcentage de fournisseurs en difficulté?
Aucun de nos fournisseurs principaux - une bonne quarantaine sur nos deux cent fournisseurs - n’ont eu de gros problèmes. Mais je ne dis pas que les fournisseurs en Suisse n’ont pas souffert, loin de là. Certaines marques, avant le Covid, avaient déjà décidé de délocaliser leur production en Asie. Ceci peut se comprendre pour un produit moyen de gamme. Faire une économie de 50 francs sur une montre qui se vendra 500 francs se conçoit. Mais sur plusieurs dizaines de milliers de francs, non…
C’est là où le Swiss made rentre en jeu. Serait-il le moment d’imaginer des alliances entre marques pour aider des fournisseurs?
Je suis convaincu qu’il y a des choses à faire en s’alliant à d’autres marques pour préserver le patrimoine. Si les fournisseurs stratégiques disparaissent, le savoir-faire part à l’étranger. C’est une aberration. L’exemple du Japon est intéressant: le gouvernement soutient certaines industries et artisanats pour en préserver le savoir-faire. Cette responsabilité pourrait être la mission des marques horlogères: soutenir les fournisseurs en leur donnant du travail.
Avez-vous également fait cette démarche auprès de la Confédération?
Non. Mais j’ai commencé à approcher certaines marques, pour savoir si elles seraient intéressées par un tel projet afin de trouver un intérêt commun. Nous n’en sommes qu’au stade de l’intention. Mais cela n’est pas lié à la stratégie que nous développons déjà avec d’autres groupes afin de partager notre savoir-faire concernant certains composants, comme le Nivachron avec le Swatch Group. Ici nous parlons de protéger le savoir-faire suisse.
Souhaitez-vous augmenter le niveau du Swiss made bien au-delà des 60% de la valeur de la montre?
Non, je ne challenge pas ce niveau, car il a de bonnes raisons d’exister. Mais à un certain niveau de prix, je pense que le 100% devrait être la norme. Or, ça ne l’est pas. Ce n’est pas acceptable.
Mais cela ne risque-t-il pas de mettre le concept de Swiss made sous pression, avec des marques qui ne voudront plus de ce label, car trop cher à la production?
En horlogerie, la vraie problématique est de comprendre que si l’on perd notre savoir-faire suisse au profit de l’Asie, les marques se décrédibiliseront. Nous avons un devoir de le préserver et les marges pratiquées dans cette industrie le permettent. La jeune génération veut de la clarté et de la transparence de la part les marques. Aujourd’hui, il est temps de prôner l’ère du mieux au détriment du plus. Audemars Piguet n’a pas cherché à augmenter ses volumes de production ces cinq dernières années, mais à privilégier la qualité et à sécuriser un certain nombre de paramètres. Résultat, la marque a été résiliente en 2020.
Peu de marques aujourd’hui portent haut et fort le flambeau du Swiss made. Vous ne vous sentirez pas un peu seul?
Je répondrais une chose: la culture du silence bien connue dans l’horlogerie va devoir cesser. La traçabilité est la clé. D’où viennent les cuirs, l’or, les diamants des montres? Ce seront des questions récurrentes de la part des clients. Il faudra pouvoir y répondre et les marques seront obligées de se dévoiler. Il n’y a qu’à regarder l’exemple de la mode qui est déjà passée par là.
Pour le client final, le Swiss made n’équivaut-il pas davantage à une somme de savoir-faire suisse qu’à un pourcentage de composants? N’est-ce pas là aussi l’effort à fournir, c’est-à-dire financer davantage d’innovation?
Nous avons un budget annuel qui se compte en dizaines de millions pour la recherche et développement. Ces travaux sont faits avec des partenaires Suisses, en Suisse. Et effectivement, si l’on demande à un client final quel ratio de composants suisses une montre doit avoir pour être qualifiée de « Swiss made », personne ne le sait. Mais aujourd’hui, les clients comprennent le travail que représente une montre, ils savent apprécier le savoir-faire d’une manufacture. Le message doit être en adéquation avec le produit.
Que doit donc représenter le Swiss made?
Pour Audemars Piguet, le Swiss Made est un engagement. Celui de produire 100% en Suisse et de soutenir le tissu de fournisseurs - souvent des familles entières établies depuis des générations - qui se battent pour innover. Malheureusement, certaines marques continuent à annuler leurs commandes auprès de fournisseurs suisses, préférant faire fabriquer en Asie pour cinq fois moins, et laisser en plan le fournisseur qui avait déjà engagé de l’argent pour le développement. L’engagement dont je parle est conçu pour éviter ces dommages.
Quelle serait la structure de cette association entre marques dont vous parlez, une fondation?
Je ne peux pas en parler maintenant. Mais ces discussions devraient se concrétiser d’ici l’été. C’est une vraie mission, car certains savoir-faire sont en péril aujourd’hui.
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