Alors que la haute couture se retrouve orpheline de plusieurs de ses plus grands designers, les hommages, entre caricatures et glorification, se sont enchaînés ces derniers mois. L’occasion pour les jeunes créateurs de bousculer, par leur réinterprétation et leur questionnement autour d’icônes du style, une industrie centenaire.
Du retrait partiel des podiums de Jean Paul Gaultier au décès de Karl Lagerfeld, depuis quelques années, la haute couture se retrouve orpheline de ses plus grands directeurs artistiques. Pour autant, l’essence de ce qui constituait leur trait de génie ne s’éteint pas, se trouvant réinterprétée par la nouvelle génération de créateurs, sous forme d’hommages éloquents. Si certains, pompeux, peuvent parfois sembler caricaturaux, ils témoignent tous d’un tendre attachement, d’une admiration qui laisse le couturier s’effacer au profit de l’icône.
Jean Paul a brisé des frontières dans la pop culture sans même que les gens le comprennent consciemment
Olivier Rousteing, directeur artistique de Balmain
La fameuse cape signée Balmain portée par l’acteur Jeremy Pope lors du dernier MET Gala ne sera pas passée inaperçue. La tenue, confectionnée à partir de 5000 mètres de chiffons de soie assemblés par 70 couturières représentait le visage du créateur. Génial et controversé à la fois, Lagerfeld aura su inspirer pour l’occasion des tenues à l’iconographie marquée. Une image sur laquelle le couturier lui-même avait capitalisé de son vivant.
Un an après son décès déjà, en 2020, un autoportrait de Lagerfeld avait constitué l’un des clous de la vente spéciale organisée par Ivoire-Boisseau Pomez OVV à Troyes, vendu pour la somme de 17 980 euros. Il s’y représentait lui-même avec ses attributs iconiques: lunettes noires, catogan et cravate noire sur haut col blanc. Un engouement quasi hagiographique, où Lagerfeld, prophète autoproclamé de l’élégance, est loué pour son génie stylistique.
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Retravailler les icônes permet de booster les revenus des marques
Une manière de faire table rase de certaines de ses opinions politiques et prises de position polémiques, surtout auprès d’un nouveau public. Le nouveau CEO de la marque Karl Lagerfeld, Pier Paolo Righi, a d’ailleurs admis en amont de l’événement du MET qu’il s’attendait à un impact certain de cette vitrine, et visait des ventes annuelles capables d’atteindre le milliard de dollars dans les trois ans. Dans sa ligne de prêt-à-porter, la marque table d’ailleurs aussi sur la réputation loufoque du couturier, préférant diffuser la mémoire d’une icône farfelue à l’humour pince-sans-rire, plutôt que celle de l’aristocrate classiste. À noter que l’expansion de sa ligne de prêt-à-porter, rachetée dans sa totalité par la société américaine G-III Apparel Group depuis mai 2022 pour 200 millions d’euros (et qui détenait déjà 19% des parts), suit clairement cette stratégie en repositionnant la marque dans le segment du luxe accessible. La maison a enregistré une croissance de 40% entre 2020 et 2021, et mise sur une croissance annuelle de 20 à 25%.
Depuis l’annonce de sa retraite où il s’était mis en scène lors d’un ultime défilé au terme duquel il apparaissait dans un cercueil, Jean Paul Gaultier a quant à lui opté pour une stratégie bien huilée en laissant à tour de rôle les clés de sa maison à différents noms, dont Olivier Rousteing en 2022. Avec son défilé hommage, ce dernier a créé un séisme dans le monde de la haute couture, poussant à l’extrême tous les codes de la griffe Gaultier: des corsets lacés à même le mannequin aux bustiers coniques si typiques de la marque, jusqu’à l’incarnation vivante du fameux flacon de parfum «Le Mâle», tout était affaire de symbole. Portée par un mannequin femme, la pièce spectaculaire incluant un buste en verre réalisé par l’un des artisans-verriers mandatés pour recréer les vitraux de la cathédrale de Notre-Dame de Paris mettait en exergue cette sanctification de la mémoire collective. Elle racontait aussi l’admiration qu’a nourrie toute son enfance Olivier Rousteing pour Gaultier: « Ce défilé est une lettre d’amour ouverte à Jean Paul. Toute mon enfance, j’ai vu mon père, cet homme hétérosexuel, tenir dans sa main le flacon du Mâle – un homme nu en crop top – et je me disais: wow. Jean Paul a brisé des frontières dans la pop culture sans même que les gens le comprennent consciemment.» Un flacon quasi baudelairien qui sublime les relents d’une époque charnière.
Pour sa saison printemps/été 2023, la maison Jean Paul Gaultier a passé le flambeau à Haider Ackermann et semble avoir trouvé une stratégie dynamique pour faire vivre la marque auprès d’un public qui se renouvelle sans cesse, malgré le retrait de son créateur. Une tactique pour le moins payante, puisque la marque Jean Paul Gaultier, rachetée depuis 2011 par le groupe espagnol Puig enregistre des records historiques depuis 2022 avec un bénéfice net de 400 millions d’euros à fin 2022, soit 71% de plus qu’en 2021, et un revenu net de 3,62 milliards d’euros, soit 40% de plus que l’année précédente. Fort de ce succès, le groupe cible les 4,5 milliards d’euros d’ici 2025, selon un plan triennal revu à la hausse l’an dernier.
Une iconographie qui pénètre une dimension muséale
Le décès prématuré de Virgil Abloh à l’âge de 41 ans en novembre 2021 avait, lui aussi, suscité un déferlement d’hommages. Les témoignages d’affection, de Carla Bruni à Pharrell Williams, avaient ensuite laissé place à un hommage en grande pompe lors d’un show hypnotique à la Art Basel Miami Beach. Ce défilé, qui avait initialement été planifié par Abloh lui-même et son équipe pour la nouvelle collection Vuitton Homme, s’était alors transformé en un hommage au designer, orchestré par Michael Burke, président et directeur général de Louis Vuitton. Il commentait pour Fashion United: «Virgil était non seulement un ami, un grand collaborateur, un génie créatif, un visionnaire et un perturbateur, mais aussi l’un des meilleurs communicants culturels de notre époque.» Une manière de rappeler le rôle révolutionnaire qu’a joué ce jeune homme dans le monde de la haute couture, en s’imposant comme le premier directeur artistique afro-américain d’une marque de luxe d’un tel renom, et important les codes urbains dans un univers élitiste par son travail à la tête de la ligne masculine de Louis Vuitton, puis à travers sa propre marque «Off White».
Le défilé, intitulé «Virgil was Here», incluait en outre une statue d’Abloh tenant une toile, le représentant en grand maître contemplant le fruit de son œuvre en plein envol. Une iconographie qui aura su faire son effet sur la postérité, puisque le chiffre d’affaires du groupe LVMH a été annoncé à 21,03 milliards au premier trimestre 2023, soit 17% de plus qu’au premier trimestre 2022 en termes de croissance organique, et ce, principalement grâce à sa division mode et maroquinerie, qui atteint à elle seule 8,59 milliards d’euros de ventes sur ses 1772 boutiques. La fondation Vuitton à Paris lui a par ailleurs consacré un bel hommage en avril 2022, en hébergeant l’exposition «Coming of age» qu’avait lancée le couturier à Los Angeles trois ans auparavant.
En janvier 2023 se clôturait aussi l’hommage à Abloh au Brooklyn Museum: une manière de rappeler que le récit de sa vie hors norme a sa place dans un musée. Intitulée «Virgil Abloh: Figures of Speech», il est intéressant de constater que cette exposition avait, elle aussi, commencé de son vivant, en 2019, au Museum of Contemporary Art de Chicago. Son impact y était loué, son audace iconisée…
Nous parlons aujourd’hui de diversité, d’inclusivité, de briser des frontières, de non-genre. Or Jean Paul était le premier à le faire.
Olivier Rousteing, directeur artistique de Balmain
L’audace de défilés uniques, à la dramaturgie cinématographique, incluant très souvent des figures du monde artistique urbain pour donner voix à de poignants messages antiracistes et antihomophobie. Et le considérable défilé Vuitton du 22 juin dernier, signé Pharell Williams sur le Pont-Neuf à Paris, n’aura pas dérogé à sa vision, avec un show où rap, gospel et orchestre symphonique se côtoyaient, et où la liste des 1800 invités faisait le grand-écart entre Anna Wintour, LeBron James, Leonardo DiCaprio et Beyoncé, la marque s’autodéfinissant aujourd’hui non plus comme une marque de mode, mais comme une «marque de culture».
Le début d’une nouvelle ère
Il ressort de ces multiples hommages une envie de promouvoir, voire, de transcender les intentions des couturiers originels. Les tenues «enceintes» d’Olivier Roustaing poussent le combat de Gaultier pour les droits LGBTQ+ à un niveau supérieur, profitant du défilé pour célébrer la beauté du corps de la femme enceinte, et peut-être indirectement faire écho au combat pour la PMA pour tous avec deux modèles féminins marchant côte à côte en arborant chacune un ventre rebondi. Le recul quant au droit à l’avortement aux États-Unis résonnait, lui aussi, en toile de fond, bien que la collection ait été conçue bien avant ces nouvelles. À croire que la mode, lorsque poussée dans sa virtuosité, épouse, malgré elle, les combats du présent.
Son bustier aux seins coniques et à l’entre-jambes masculin aura, lui aussi, su tacitement faire passer un message puissant et criant d’actualité. Quant à son intention d’amener les combats sociétaux sur les podiums, Rousteing explique: «Nous parlons aujourd’hui de diversité, d’inclusivité, de briser des frontières, de non-genre. Or Jean Paul était le premier à le faire.»
À travers l’hommage à Lagerfeld, c’est aussi un dialogue avec certaines de ses convictions datées qui aura éclos, à l’image de la chanteuse Lizzo, fière représentante du mouvement body positive, dans une réinterprétation d’une des fameuses robes de Lagerfeld.
Les hommages de ces jeunes designers audacieux, engagés, métissés sont aussi l’occasion de bousculer une industrie centenaire. À leur manière, avec ferveur et passion, ils rappellent, outre l’iconographie, que la haute couture n’est pas qu’une industrie; qu’elle est un art poignant dont la mission est de se faire le miroir de toute une société.
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