En juin dernier, Cartier choisissait la capitale madrilène pour présenter sa nouvelle collection de haute joaillerie et prenait pour thème Beautés du Monde. Des joyaux qui dévoilent des inspirations naturalistes, figuratives et symboliques fortes. Cyrille Vigneron, président et CEO de Cartier International, explore, dans une interview exclusive, les sujets complexes liés aux conventions de la beauté, à l’hybridation culturelle et revient sur la nécessaire réforme du «Responsible Jewelery Council».
En plein cœur de Madrid, dans le quartier très tendance de Salamanca, une allée étroite flanquée de murs blancs cache une propriété au profil tourmenté. La façade arrondie de style brutaliste et aux multiples renfoncements détonne. Une fois passée la sécurité, les grooms de Cartier accueillent la presse et les clients venus admirer les joyaux de la nouvelle collection baptisée Beautés du monde. L’édifice, construit en 1966, ex-siège de l’ambassade britannique, longtemps laissé à l’abandon, a retrouvé son lustre, grâce à l’ambitieux projet de Cartier de réhabiliter cette curiosité architecturale, comme pour mieux montrer que les beautés de ce monde sont multiples et renaissent constamment. Les parures, mises en scène par l’artiste espagnol Jaime Hayon, au fil des coursives en forme d’arène, intègrent des pierres rares, dont un diamant vert, une série d’émeraudes en cabochon de forme hexagonale de Colombie, des opales d’Australie, des saphirs de Ceylan. Toutes ont l’ambition de faire voyager l’amateur vers des paysages imaginaires, des inspirations naturalistes ou symboliques. Ici un puzzle chinois, là un détail de kimono japonais ou encore un motif amérindien. Et rappelle que depuis Louis Cartier, l’histoire de la marque s’est construite par un regard sur le beau, proche ou lointain.
Vous avez choisi de réhabiliter un bâtiment pour la présentation de la nouvelle collection Beautés du monde. Pourquoi cette idée?
C’est effectivement la première fois que Cartier réhabilite un immeuble, que l’on restitue ensuite à son propriétaire. De même que la joaillerie ne meurt jamais, puisqu’elle se démonte, se remonte et se réinvente, l’architecture doit pouvoir être réhabilitée. C’est notre contribution à la beauté du patrimoine de Madrid, la ville qui a accueilli la présentation internationale de notre collection haute joaillerie. Cela participe d’une réflexion plus large sur la beauté, que nous menons également sur nos propres infrastructures industrielles, à l’exemple de notre future usine de joaillerie à Turin. Nous y réhabilitons une ancienne manufacture désaffectée des années 70. Nous la rendons entièrement autonome en énergie – et même Carbone negative – alimentée en hydroélectricité et panneaux solaires. Il est primordial, même dans un environnement industriel, de voir la beauté où elle se trouve et de la remettre en scène. C’est ce qui nous définit: voir la beauté partout où elle se trouve et l’anoblir. Voir dans les vis, les écrous, les boulons la beauté formelle et la rendre précieuse. Dans notre métier, il est important de restituer l’esthétique des éléments industriels, plutôt que de les cacher.
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Le choix de la thématique Beautés du Monde implique un dialogue avec les cultures. Est-ce une responsabilité plus que jamais nécessaire pour Cartier?
Oui. Voir la beauté comme une responsabilité, c’est aussi un universalisme. Notre métier réalise des objets qui n’ont pas d’autre fonction que d’être décorative, ornementale, symbolique. Mais est-ce pour autant futile? Non. Car vouloir laisser un monde plus beau à nos enfants englobe dès lors tous les objectifs et besoins premiers que sont la paix, le bien-être, la prospérité, une nature retrouvée. L’idéal du beau est un idéal fondamental, car il nous élève et nous enrichit. Mais il faut se méfier des conventions de la beauté, qui proclame ce qui l’est et ce qui ne l’est pas.
Comment se prémunir de ces conventions de la beauté?
Il faut éviter la dictature du beau et s’éloigner des conventions politiques douteuses. Il y a des éléments universels qui sont acceptés de tous, dès lors qu’elle touche nos sensibilités. Je crois beaucoup à l’universalité de la sensation du beau. Cela est vrai pour la musique également. Celle qui nous touche ne requiert pas d’être comprise. Si l’on se réfère à une définition platonicienne, on trouve beau ce que l’on aime. C’est à la fois subjectif et universel. Il ne faut pas encourager les canons de la beauté, mais aimer ce que l’on trouve beau et s’y consacrer.
La beauté a-t-elle été trop longtemps européanocentrée?
Je ne dirai pas cela. L’univers du luxe européen s’est évidemment construit sur ses propres codes. Mais au début des années 20, les Européens se sont très vite inspirés des arts de l’islam pour créer l’Art déco, des arts japonais et chinois. S’intéresser à d’autres cultures est une recherche constante en art. Pour autant, il est vrai que dans les milieux de la mode ou du design, il peut y avoir une tendance à intégrer la culture dominante comme seule représentante de la beauté. Il faut faire découvrir d’autres formes de beauté. Y a-t-il, selon vous, une tendance de la dictature du beau qui s’impose aujourd’hui?
Il y a deux tendances contradictoires. D’une part, le fait de reconnaître toutes les formes de beautés, partout dans le monde, en incluant les âges, les sexes, les origines et d’autre part, il y a une forme de repli identitaire qui vient dénoncer l’appropriation culturelle. Cette dernière est une tendance dangereuse. Il est difficile de définir une origine culturelle, tant les brassages de populations sont importants. Tout est hybridation. C’est toute l’histoire de l’art et de la culture, en constante influence. La cathédrale de Syracuse est un bon exemple: on y voit le temple dorique, les absides byzantines, la chapelle gothique et la façade baroque. Elle vit de ces influences multiples. La culture est un énorme recyclage, tout comme la beauté.
Pour une marque de luxe, plongée dans un monde plus mercantile, comment ne pas tomber dans ce piège de l’appropriation?
Ce n’est pas un piège. Il faut garder une vraie curiosité et être conscient de ce qu’est un style, sa représentation et sa symbolique. Il faut le respecter avec justesse et s’en inspirer de manière explicite. Quand Picasso cite Vélasquez, il montre ainsi son respect. Quand Chostakovitch compose une suite dans le style du «Clavier bien tempéré», on sent que son œuvre est inspirée de Bach.
Il y a les beautés que l’on montre et celles que l’on choisit de ne pas montrer. La beauté est-elle politique?
À la question de savoir si la beauté est sociétale, la réponse est oui, avant d’être politique. Les questions de représentations qui nous semblent naturelles ou au contraire choquantes sont des évolutions de la pensée commune qui ont existé à une certaine période. La Renaissance italienne a été très ouverte et libérale. La période puritaine est venue par la suite. Y a-t-il un juste ou un faux?
Ce sont des choix culturels. Dans la collection haute joaillerie Beautés du Monde, il y a, par exemple, une inspiration japonaise ou amérindienne.
Oui, c’est le choix de montrer toutes les beautés du monde sans préjugés, comme le fait la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Elle a montré des artistes comme Chéri Samba, Malick Sidibé, Takashi Murakami à un moment où ils étaient encore très peu connus. Ce sont des propos forts, qui ne relèvent ni du box-office ni, d’un point de vue monopolistique, de la beauté d’une région du monde. Bien sûr, choisir de montrer ou de cacher peut avoir un côté religieux ou politique. Mais nous pensons que l’art doit tout montrer, sans offense. Il peut y avoir des limites que l’on choisit, collectivement, de ne pas franchir.
Sur la beauté, que diriez-vous?
Comme pour l’art, on peut trouver beau presque tout, sauf si l’on est dans l’humiliation, le déni, la déchéance. Garder un respect est fondamental. Au moment du tsunami au Japon, les photographes sont restés très pudiques, et n’ont délibérément pas voulu montrer les scènes choquantes. Il y a des limites que le respect de la dignité trace et le sens de la beauté s’y inscrit. En revanche, la volonté de montrer le travail de l’artisan, mais pas celui de l’industriel, comme on le constate souvent, peut être tout aussi dangereuse, car elle relève d’un choix volontariste et assez politique. Mieux vaut voir la beauté partout où elle se trouve, car on y trouve une humanité. C’est l’universalisme de la beauté.
La nouvelle collection de haute joaillerie Beautés du Monde rassemble des sources d’inspiration réaliste, figurative et imaginaire. Comment trouver une continuité de style?
Grâce à la délicatesse, à la sophistication et au savoir-faire. C’est ce que j’appelle la singularité plurielle. Chaque figure de style est unique, exprime un regard attentif sur les beautés du monde. Par la répétition de quelques motifs simples, à l’instar de l’Art déco ou le principe de l’architecture islamique, on peut apporter une très grande richesse et du raffinement. Prendre des choses simples et s’en inspirer pour voir la beauté implique un regard très fin.
Est-ce que cette collection est un modèle en matière de traçabilité des pierres précieuses?
Je ne l’érigerai pas en modèle, car c’est un processus que nous menons depuis des années et qui est toujours en cours ; on le voit d’autant plus depuis le début du conflit en Ukraine. La traçabilité des pierres de couleurs et des pierres mêlées est complexe, c’est notre travail avec le Responsible Jewellery Council (RJC) et le programme Watches & Jewellery 2030.
Justement, il semble que Cartier, comme les autres marques du groupe Richemont ayez réintégré le RJC?
Oui, nous l’avons réintégré partiellement. Le 30 mars dernier, nous démissionnions en tant que membre et du conseil. La société Alrosa s’étant retirée par la suite, nous avons donné notre accord pour réintégrer l’organisme, mais sous condition. Nous demandons une réforme de gouvernance du RJC. Ce point est partagé par tous les acteurs de la joaillerie et du luxe européens et américains. Une task force y travaille.
Expliquez-nous le rôle exact de l’initiative «Watches & Jewelery 2030» et pourquoi tout le groupe Richemont n’y est pas?
L’ensemble du groupe Richemont a pris une démarche proactive sur l’environnement et l’empreinte carbone, en rejoignant la coalitionScience Based Target (SBT). Cartier a été précurseur en prenant l’engagement «Net Zero» de réduction de 46% de nos émissions d’ici 2030. Et de compenser tout le reste sur la base de 2019. Les autres marques du groupe Richemont sont solidaires, mais doivent s’assurer qu’elles peuvent le faire et comment l’atteindre avant d’intégrer officiellement l’initiative. Le RJC englobe une grande partie des points que Watches & Jewelery 2030 met en avant, mais ses difficultés à prendre rapidement position sur des conflits d’intérêts nous ont montré que nous devions trouver des alternatives. Le RJC doit se réformer.
En période de crise, y a-t-il des régressions en termes d’investissements?
Il peut y avoir ce genre d’arbitrage à court terme, chez certains. Mais la loi suisse avance afin d’inclure des reportings. L’évolution du secteur est assez rapide. Cartier s’engage à ce que toutes les usines de joaillerie et d’horlogerie, ainsi que les moyens de transport, soient propres. Ces réformes représentent une sorte de refondation du «Swiss made», fondé sur la durabilité et l’éthique de ce qui est produit en Suisse. Si tous les acteurs se réclament de ces normes, la force du «Swiss made» sera décuplée. La prise en compte de l’empreinte carbone incitera à l’onshoring, et donc à investir dans les technologies en Suisse. Les marques de luxe ont un devoir moral sur la protection des ressources. La responsabilité du beau est là.
Cela influence-t-il la valeur du bijou?
La valeur des pierres n’est qu’une valeur de convention, liée à leur pouvoir symbolique sentimental ou de rareté. Toutes les pierres ont leur beauté et leur pouvoir d’évocation. La valeur de la rareté est une valeur de marché. La mise en scène de la pierre est, en revanche, un vrai savoir-faire de l’ordre du génie humain.
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