Sur un marché de l’art encore florissant en 2023 malgré quelques ralentissements, l’art africain connaît une forte demande de la part des collectionneurs sur le continent, ainsi qu’à l’étranger. Elana Brundyn, spécialiste de l’art africain, reconnue notamment pour ses contributions auprès du Zeitz MOCAA et de la Norval Foundation, décrypte le phénomène.
En 2022, l’intérêt pour les œuvres d’artistes africains et afrodescendants a été particulièrement marqué, dans un contexte de reprise post-pandémique du marché de l’art et de ventes exceptionnelles, dont des pièces majeures des célèbres collections Ammann, Macklowe et Allen. La vente pour 6 millions de dollars d’une peinture de l’artiste afro-américain Kerry James Marshall à la Frieze de Londres en 2022 témoigne également de cet intérêt continu. En 2021 déjà, le rapport ArtTactic sur le marché de l’art africain moderne et contemporain indiquait que les ventes d’art africain avaient augmenté de 44%.
L’art est devenu un puissant moyen d’expression de l’identité et de l’héritage culturel.
UBS & Art Basel Art Market Report. Avril 2023
Qu’en est-il en 2023? Au premier semestre, les grandes foires et les ventes aux enchères ont connu une performance plus contrastée, de manière globale. L’inflation, l’instabilité géopolitique persistante et les difficultés du marché américain ont eu pour conséquence une plus grande prudence et des achats plus sélectifs. Par conséquent, la demande est orientée vers l’investissement. Selon l’UBS & Art Basel Art Market Report, publié en avril 2023, «Les taux de vente moyens des maisons de vente aux enchères pour les œuvres d’art d’après-guerre et contemporain d’une valeur supérieure à 500 000 dollars sont restés supérieurs à 85% en ce début d’année, ce qui témoigne de la résistance générale des œuvres d’art de premier ordre en période d’incertitude économique.» Si le rapport ne mentionne pas spécifiquement l’art africain, il précise que les artistes qui explorent les thèmes de la justice sociale, du changement climatique et de la diversité gagnent en importance. L’art est devenu un puissant moyen d’expression de l’identité et de l’héritage culturel.
Elana Brundyn, fondatrice de Brundyn Cultural Consultancy et cofondatrice d’Art House Collection, est impliquée dans le monde des arts depuis des décennies. Cette Sud-Africaine a notamment activement participé à l’ouverture du très important Zeitz MOCAA à Cape Town, lancé par l’homme d’affaires Jochen Zeitz, président-directeur général de Harley-Davidson et a dirigé l’autre très importante institution muséale, la Norval Foundation, à quarante-cinq minutes de la ville. Aujourd’hui consultante reconnue comme l’une des grandes spécialistes de l’art africain, elle explique pourquoi ce dernier est aujourd’hui en expansion.
Depuis 2015, vous avez étroitement participé à l’ouverture du Zeitz MOCAA museum, puis vous avez dirigé la Fondation Norval pendant quatre ans, de 2017 à 2022. Depuis un an, vous êtes à la tête de Brundyn Cultural Consultancy. Pouvez-vous expliquer brièvement le contexte de ces projets et les principaux défis relevés et les difficultés rencontrées?
Ces projets ont été extrêmement passionnants. Dès 2015, tout était aligné, l’énergie, l’envie, le financement, l’élan du pays. C’était un moment particulier, nous avions enfin l’ambition de créer une plateforme dédiée à l’art contemporain issu de notre continent. Nos artistes pouvaient imaginer exposer sur le continent sans forcément rêver d’exposer à l’étranger pour obtenir une reconnaissance de leur travail. Le Zeitz MOCAA et la Norval Foundation ont été deux importantes étapes dans la capacité du pays à proposer de solides plateformes artistiques. La Norval Foundation, plus focalisée sur la sculpture, est située en pleine nature, à moins d’une heure de Cape Town, contrairement au Zeitz Museum qui œuvre au cœur de la ville. Il était primordial d’avoir deux grands musées à Cape Town, de se positionner face au monde. Depuis leur ouverture, je constate une augmentation de l’attention à l’art dans le pays, beaucoup de locaux connaissent désormais ces plateformes muséales. Beaucoup d’artistes en bénéficient. De multiples initiatives ont eu lieu par la suite, à l’instar de la G.A.S. Foundation, une résidence d’artistes et fondation que l’artiste nigérian Yinka Shonibare a lancée et la fondation Nairobi Contemporary Art Institute (NCAI) au Kenya, de l’artiste Michael Armitage.
Quels sont vos liens avec ces créateurs et leurs activités depuis que vous avez fondé Brundyn Cultural Consultancy?
J’ai bien sûr des liens avec beaucoup d’entre eux, car j’organise des expositions avec eux. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, je peux mieux m’impliquer et jouer un plus grand rôle dans les collaborations entre ces différentes entités, telles que les galeries, les artistes, les collectionneurs et les institutions. Ma motivation est celle de contribuer au fait que les artistes reviennent exposer en Afrique. Bien sûr, depuis la prise de conscience du mouvement Black Lives Matter, il y a un rééquilibrage. En avril 2018, le Baltimore Museum of Art a annoncé qu'il vendrait sept œuvres de sa collection par l'intermédiaire de Sotheby's, afin de permettre à l'institution de collectionner des œuvres plus récentes d'artistes de couleur et de femmes d’Afrique. Lorsque de grandes institutions à New York ou à Londres organisent des rétrospectives sur l’art africain, j’en suis très heureuse, mais ce n’est pas sur le continent… Cela ne compte pas autant que si ces mêmes grandes initiatives étaient organisées en Afrique et vues par les Africains. Ainsi, en tant que consultant, nous contribuons à la collecte de fonds et à l'amélioration des pratiques sur le continent.
Aujourd’hui, la foire Investec Cape Town Art Fair s’est révélée être le lieu incontournable où se rencontrent le marché de l’art africain en pleine expansion et le monde de l’art international. Cette année a marqué le dixième anniversaire de la foire. Que pensez-vous de sa contribution à l’avancement du secteur?
C’est très excitant et spécial ce qu’ils ont accompli ; j’y participe depuis longtemps et il n’y a pas meilleur endroit à Cape Town en été que le Investec Cape Town Art Fair. L’organisation est semblable à celle d’une foire comme Art Basel, mais concentrée sur les productions du continent. Même si Frieze LA a lieu en même temps à Los Angeles, nous y voyons beaucoup de visiteurs internationaux visiter l’expo et des curateurs de grands musées. De grands collectionneurs planifient désormais l’événement dans leur agenda. Mon travail est d’abord concentré sur le développement d'un nouveau public de visiteurs. Notre grande communauté doit s’intéresser à ses artistes ; la jeune génération doit pouvoir se sensibiliser à l’art, sans oublier les quartiers défavorisés.
Traditionnellement, un collectionneur commence par l’art ancien, puis s’intéresse à l’art moderne et enfin à l’art contemporain de son pays ou continent. Constatez-vous cette même pratique en Afrique?
Oui, absolument. Les peintures traditionnelles et l’art moderne sont souvent appréciés en premier lieu. Puis le collectionneur va s’intéresser aux jeunes artistes. Cela se constate également lors des ventes aux enchères, particulièrement si l’on suit la maison Aspire Art Auction. Bien qu'elle soit basée en Afrique du Sud, un public international commence à s'intéresser à ses ventes aux enchères. Nous constatons également qu'une base de collectionneurs plus jeunes participe aux ventes aux enchères en ligne d'Aspire Art.
Qui sont les grands collectionneurs les plus actifs aujourd’hui, en Afrique?
Ils sont encore majoritairement relativement âgés, au-delà de 40 ans. Nous voyons une augmentation de collectionneurs au sein de la communauté noire, et ce sont souvent des femmes.
Quelles sont les raisons de l’intérêt croissant pour l’art africain et afrodescendant?
L'intérêt croissant est dû à une combinaison de facteurs tels que l'appréciation culturelle, la revendication de l'identité, le contexte historique, la dynamique du marché, l'innovation artistique, la représentation et le pouvoir de la communication numérique. Cet effort collectif conduit à une compréhension plus inclusive et plus nuancée du paysage artistique mondial. L’Occident a longtemps ignoré l'art africain. Il y a une réelle volonté de rééquilibrage, un intérêt poussé pour la diversité. Le marché de l’art est, par essence, voué à de nouveaux marchés. Longtemps, l’Asie a été le centre de l’intérêt, mais l’Afrique se construit à toute vitesse, évolue dans ses infrastructures. L’Ancien Monde est passionné de nouvelles frontières, de cette Afrique contemporaine qui s’exprime aujourd’hui. Comprendre ce marché signifie aussi regarder ses artistes, ce qu’ils racontent de leur vie, comment ils regardent le monde, leurs identités.
Ce mouvement vient-il aussi des artistes eux-mêmes, aujourd’hui prêts à exprimer clairement leur identité?
Ils sont plus confiants aujourd’hui, alors qu’ils ont longtemps été habitués à ne pas compter sur la scène artistique. Les artistes étaient très limités, également dans les ressources. En sculpture par exemple, trop peu de fonderies existaient. Aujourd’hui, cela évolue. La taille des œuvres est également parlante, nous commençons à voir apparaître des travaux monumentaux, alors qu’il y a peu, les dimensions étaient «domestiques», afin de trouver des acquéreurs. L’échelle a changé, l’ambition est gigantesque.
Les thèmes abordés par les artistes africains sont principalement centrés sur l’identité, le colonialisme, la culture, la mémoire, les questions de race et de genre. Avez-vous remarqué une certaine évolution dans ces questions majeures, quelles sont les tendances artistiques qui illustrent cette évolution?
Il y a définitivement un changement dans les thèmes explorés par les artistes africains, reflétant l'évolution du paysage sociopolitique et des tendances artistiques. Ces artistes continuent d'aborder les thèmes fondamentaux de l'identité, du colonialisme, de la culture, de la mémoire, de la race et du genre, mais ils le font d'une manière qui reflète les complexités et les défis contemporains. Leur travail se caractérise par une combinaison d'approches traditionnelles et innovantes, reflétant un paysage artistique riche et diversifié. Les artistes disent : «Nous sommes bien plus que cela, nous pouvons aussi contribuer à résoudre les problématiques du monde.» Nous allons commencer à voir un changement de style. Jusque-là, le style figuratif était très présent, tandis que des choses plus abstraites se développent. L’artiste Bonolo Kavula travaille sur l’identité, mais elle y intègre des éléments technologiques plus abstraits comme le coding informatique. La nouvelle génération d’artistes exprime ces thèmes de manière moins littérale. Il n’en demeure pas moins que l’une des grandes figures de l’expression de la question de l’identité reste sans aucun doute Zanele Muholi, qui exposera à la Tate de Londres en 2024.
L’un de vos autres projets est the Art House Collection, que vous avez cofondée. De quoi s’agit-il?
Nous proposons des propriétés exclusives et des expériences immersives en matière d'art et de design aux personnes qui souhaitent vraiment saisir la beauté de l'Afrique du Sud à travers l'art. La Art House Collection est une plateforme de location de ces incroyables propriétés à l'architecture, aux œuvres d'art et à la décoration magnifiques. C'est une belle façon de découvrir la culture artistique, la ville du Cap et les vignobles. L'exemple le plus récent est l'ouverture de notre galerie Brundyn et de notre résidence d'artistes à Boschendal Farm, l'une des fermes les plus splendides de la région et élue plus beau vignoble du monde par les agences de voyage de luxe. Nous y avons ouvert une magnifique galerie d'art, avec un jardin de sculptures, ouvert à la visite de tous.
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