Mélanie Laurent était à la Mostra de Venise pour présenter en marge du festival international du film son opéra «Les Larmes d’Eugénie». Un projet ambitieux qu’elle décrit comme un bouleversement artistique personnel.
Sur la terrasse du Gritti, à fleur d’eau, face au ballet incessant des vaporetti et des gondoles qui se croisent sans jamais se toucher, l’éclat du Grand Canal donne de l’intensité à cette matinée vénitienne, au lendemain d’une première qui a marqué la Mostra d’un film original, loufoque, l’ovni cinématographique très attendu, à la fois noir et pop du réalisateur Noah Baumbach. Attablée, Mélanie Laurent discute des derniers préparatifs avant la représentation de son opéra produit par la maison Cartier – également partenaire principal de la Mostra –, prévu all’aperto sur la scène du Teatro Verdi, récemment rénové. Ce n’est pas la première fois qu’elle crée la surprise en proposant un opéra. La version antérieure des Larmes d’Eugénie, à la thématique environnementale engagée – la surpêche est en filigrane de ce conte écologique – avait déjà été montrée sur la scène de la Comédie de Genève en décembre dernier. Cette fois, le texte a été réécrit pour offrir un ensemble scénique uniquement féminin consacré au chant de la sirène. La musique aussi a été retravaillée, plus troublante, voire expérimentale. La découverte viendra de la version rock filmée en VR que Mélanie propose cette fois avec l’auteur-compositeur-interprète israélien Asaf Avidan. Le film en immersion dans les océans, puis face à la performance visuelle et vocale d’Asaf est un coup de poing émotionnel qui laisse l’assemblée sans voix. Mélanie Laurent est une artiste qui sait utiliser tous les médiums et jouer de tous les arts. Musique, écriture, cinéma, de Demain au Bal des folles, jusqu’aux Larmes d’Eugénie, elle emmène les publics et met en éveil les sens, pour ravir les esprits aux causes qui la mobilisent. Rencontre.
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Avez-vous le trac, à quelques heures de la première représentation?
Pas vraiment… toute l’idée de cet opéra est de le réinventer constamment. La première partie live propose cette fois-ci une performance plus expérimentale, et la deuxième met en lumière l’artiste Asaf Avidan à travers un récit que j’ai souhaité entièrement tourné en réalité virtuelle.
De la réalité virtuelle ou de la scène, qu’est-ce qui a été le plus excitant?
La réalité virtuelle est un médium qui est venu à moi, plus que je ne l’ai cherché consciemment. Tourner en digital n’était pas une évidence. J’ai quelque chose de très ancien en moi dans la manière de fabriquer des films. Mais un jour, j’ai décrit un sentiment et une envie qui, sans le savoir, se rapprochait de ce médium.
Quelle était cette envie?
Je rêvais de faire un documentaire sur les femmes (NDLR : le film Mother projeté à Expo 2020 Dubaï au Women’s Pavilion). Je voulais que l’on sente une grande proximité avec elles. Susciter un regard d’enfant, les regarder en contre-plongée et me sentir enveloppée par elles, comme dans une bulle, dans une intimité totale, presque coupée du monde. C’était, sans le savoir, une description de la réalité virtuelle (VR). Ça a été une vraie découverte. Cette deuxième proposition en VR de l’opéra Les Larmes d’Eugénie que nous montrons aujourd’hui est à l’opposé de la première version que nous avions créée l’an dernier. Alors que le premier volet était poétique, baroque et enfantin, très proche de la version écrite originale, là, c’est une proposition très rock. Je voulais quelque chose de très stylisé, dans le symbole, sans évidence.
Sur scène, que souhaitez-vous offrir que la VR ne montre pas?
Sur la scène, la proposition est complètement expérimentale, avec des instruments à la fois anciens et très figuratifs, comme un Cristal Baschet, par exemple, un piano avec des touches en cristal et sur lesquelles on joue les mains mouillées pour faire vibrer les notes. Un chœur de cinq femmes, dont le texte a été réécrit pour qu’il soit, cette fois, exclusivement féminin et une sirène incarnée par une artiste qui n’est pas une chanteuse d’opéra, mais qui, pour ma part, chante et performe bien mieux que toutes les voix d’opéra que j’ai pu entendre. C’est une actrice très jeune avec qui j’ai tourné l’hiver dernier. Elle m’avait éblouie sur le plateau par ses qualités vocales.
La réalisation d’un film entier en VR vous tenterait? La Mostra y consacre un festival depuis quelques années.
Non, pas pour un film d’une heure et demie. En revanche, la réalité virtuelle est intéressante à plus d’un titre. Elle est utilisée en soins thérapeutiques depuis quelques années et elle fait des miracles pour atténuer la douleur des soins palliatifs. Cette technique, très utilisée dans les hôpitaux, permet de mieux supporter les traitements, entre autres avec les enfants, en offrant au cerveau un moyen de s’échapper, de se déconnecter de la réalité. En l’emmenant visuellement ailleurs, vers d’autres mondes, c’est un peu comme si l’on sortait de son corps. Cette idée de soulager quelqu’un de sa douleur en l’emmenant ailleurs par l’image m’a toujours interpelée. Avec le Covid, les gens ont été très seuls ou s’isolent encore beaucoup aujourd’hui. Il y a une appréhension à retourner dans les salles de cinéma, à être entouré de monde. Les gens ont perdu l’habitude de partager une émotion, collectivement. Est-ce que cela nous empêche de voir des films et d’émouvoir le public grâce aux plateformes, non, je ne le crois pas. Et je dirai même: heureusement que ces plateformes existent! Nous avons tous cette envie de partir pour de grands voyages, mais nous ne pouvons pas tous nous le faire. La VR est un moyen qui le permet.
Quelles sont les limites de la réalité virtuelle, selon vous?
J’ai très peur, dans une déviance de ce médium, que cette réalité virtuelle soit un jeu vidéo auquel on devient accro, anesthésiant nos envies et nous coupant du reste du monde. Effectivement, que le festival international du film de Venise, le plus ancien au monde, soit ouvert à la VR, comme elle l’est pour les plateformes de streaming, démontre une chose: sa propension à l’émotion. Si l’on se coupe de cette émotion, on passe à côté de quelque chose. Je suis persuadée, cependant, que la VR n’est pas l’avenir. Tant qu’il y aura des superproductions hollywoodiennes, mais aussi quantité de petits miracles de pur cinéma, dans des films d’auteur, qui font des audiences et des chiffres, la magie du cinéma existera.
La maison Cartier a été très investie dans la production artistique de votre opéra. Qu’est-ce que cela signifie pour une artiste d’être en cocréation avec une marque de luxe?
Ça a changé ma vie… Vraiment. Cela m’a donné la liberté de faire ce dont je rêvais secrètement depuis longtemps: créer un opéra en réalité virtuelle. J’avais même du mal à l’exprimer, par peur, par gêne que cela paraisse trop gros, du moins sur le papier. Tout a changé depuis. J’ai rencontré de nouveaux artistes, j’ai fait un tour du monde pour réaliser un documentaire sur les femmes, également coproduit par Cartier. Nous sommes allés explorer des chocs de cultures, débattre avec des femmes pour connaître leurs vies. Trouver la libre expression du propos, en respectant le bon équilibre des visions et des modes de vie. Je connaissais les règles du jeu pour ne pas choquer. Ce n’était pas le propos d’ailleurs. Je n’aborde jamais le cinéma par la provocation. Au contraire, j’aime aller dans le grand sentiment le plus universel possible, pour toucher tous les publics.
Comment s’est passée cette rencontre avec la maison Cartier?
La maison m’avait choisie comme ambassadrice depuis quelques années déjà. J’ai pu observer le travail de la marque «de l’intérieur». Et c’est lors d’un déjeuner avec Cyrille Vigneron, son CEO, que j’ai pu découvrir un homme qui aime, voit, écoute, réfléchit à un nombre incalculable de sujets, qui met très peu de limites dans la créativité, mais qui donne tous les moyens nécessaires pour la mener à bien et qui sait rassembler autour de la marque des femmes talentueuses, à l’image de Khatia Buniatishvili ou Amira Casar. Toutes se côtoient avec plaisir pour prolonger la magie. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’autres exemples semblables dans cette industrie. Pour le Womens’ Pavilion à Expo Dubaï 2020, le travail a été très intense et enrichissant pendant deux ans, malgré le Covid. Alors que la planète s’arrêtait, mon monde s’ouvrait. Alors que tout se figeait, je n’ai jamais été aussi créative. Plus les projets se multipliaient, plus ils se nourrissaient les uns des autres, alors même qu’ils étaient souvent très différents.
Quant à votre engagement écologique, quelle solution voyez-vous pour mieux réveiller les consciences? Un nouveau système éducatif?
Tout passe par l’éducation, c’est un fait. Cet été a été pour tous une révélation du réchauffement climatique. Cela fait pourtant dix ans que nous en parlons. Aujourd’hui, tout le monde le vit. Il s’agit maintenant de s’adapter et de soigner les plaies béantes, puisque c’est un processus irréversible. Pour nos enfants, il va falloir créer de nouvelles écoles, de nouveaux métiers, leur donner de nouveaux choix. Je suis sûre qu’il y a quelque chose à faire. À l’exemple des lauréats de Polytechnique ou d’AgroParisTech. Dire que l’on refuse le diplôme pour changer le monde de manière différente, c’est un véritable éveil. Les petits pas de colibris changent le monde, certes, mais il faut passer à la vitesse supérieure. On vient d’atteindre nos extrêmes, il faut donc créer un mouvement à la puissance comparable. Créer un nouveau modèle m’intéresse beaucoup, qui rejoindrait l’art, l’éducation, l’écologie et l’agriculture régénérative. Mais je ne peux pas encore en parler, car j’attends une réponse. J’en dirai plus si le feu passe au vert. Il est certain que j’y travaille jour et nuit depuis deux ans.
Votre prochain film, qui verra à l’écran Isabelle Adjani, Adèle Exarchopoulos et vous-même parlera à nouveau des femmes. Qu’avez-vous envie de dire à travers ce film d’action?
Je commence le tournage dans quelques jours (NDLR le tournage a débuté le 5 septembre). C’est un film d’action féminin, qui s’inspire d’une BD très rock’n’roll, décalée, drôle, avec un vrai ton, écrit par trois hommes, mais revu par une femme. Le propos va bien au-delà du simple film d’action. J’ai avant tout envie de filmer des relations de femmes, dans un rapport d’amour et d’amitié sans allusion sexuelle. J’ai envie de parler d’amour et de sororité entre ces femmes d’action qui sautent, courent, comme dans un vrai film du genre. L’intention est avant tout d’être dans la symbolique de la femme de pouvoir d’aujourd’hui, celle qui fait mille choses à la fois dans sa journée. C’est filmer le quotidien de la femme moderne, se demander quelle est la place de l’homme. Et je n’ai pas encore trouvé de réponse.
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