Quand les rockstars investissent le monde de l’art

La digitalisation du marché musical a bouleversé l’industrie du disque depuis les années 2010. L’album en tant qu’objet d’art, accompagné de son livret de textes, véritable fenêtre ouverte sur l’univers intérieur de l’artiste, se raréfie. La musique semble donc se consommer plus qu’elle ne s’écoute et les artistes, y compris les plus reconnus, souffrent de la course effrénée qu’entraîne ce nouveau rythme de production face à un public qui se lasse vite. En emboîtant le pas à David Bowie ou à Paul McCartney, certains artistes franchissent de manière affirmée la fine frontière entre show-business et art. Theo Cateforis, professeur en histoire de l’art et de la musique à l’Université de Syracuse, analyse: «La musique a toujours été visuelle, sous une forme ou une autre […]. Se lancer dans les arts visuels est donc pour ces musiciens une tendance presque naturelle. C’est aussi une manière de se relier à la «high culture» à travers une œuvre matérielle au prix définissable, alors même que la musique est devenue pratiquement gratuite […].»

Le chanteur églement Prix Nobel de littérature Bob Dylan fait justement partie de ces musiciens-peintres qui ont su se frayer un chemin vers les grandes galeries. Il crée l’événement cette année dans le milieu de l’art avec l’exposition «Restrospectrum» retraçant son œuvre complète. Du MAM de Shanghai au Frost Art Museum de Miami, ses peintures fascinent. Son actuelle exposition au Château La Coste est elle aussi acclamée par la critique ; elle présente une sculpture de plomb monumentale intitulée «Rail Car», installée dans les vignobles. Cette mise en scène rappelle la casquette de cinéaste que Dylan a arborée un temps. Une signature cinématographique qui émane aussi de manière frappante de ses toiles, venant rappeler l’intention de l’artiste de mettre en scène une réalité qui s’impose à nous sans qu’on la convie. 

Patti Smith, ou quand le punk chuchote à l’oreille des galeristes

La légendaire Patti Smith, icône du Punk, partage avec Bob Dylan le regard incisif d’une génération sur une Amérique qui se cherche sans vraiment se trouver. Actuellement et jusqu’au 23 janvier 2023, son exposition immersive «Evidence» crée l’événement au Centre Pompidou. Cette installation audiovisuelle conçue spécifiquement pour le centre en collaboration du Soundwalk Collective joue sur la kinesthésie, accompagnée de certaines de ses photographies, textes et œuvres originales qui viennent rappeler la versatilité de ses talents artistiques. Rappelons que Patti Smith est, elle aussi, une poétesse reconnue. Elle avait d’ailleurs fièrement représenté Bob Dylan lors de la remise de son Prix Nobel; une manière de signifier tacitement la force de leur amitié de longue date, mais aussi leur engagement commun, en livrant une interprétation à fleur de peau du fameux morceau de Dylan A Hard Rain's a-Gonna Fall. Lorsque Patti Smith s’exprime, que ce soit par le chant ou par les arts visuels, elle a la capacité d’éveiller le public.

En 2015, Lenny Kravitz présente pour la première fois son travail de photographe à travers son exposition «Drifter» à la Leica Galerie de Wetzlar. Son style atteste d’un regard aiguisé sur les réalités d’un monde qu’il a parcouru de long en large. En chanson comme à travers l’objectif, Lenny Kravitz interroge. Et résonne alors en nous la fameuse question qui fit son succès au début de sa carrière: «Are you gonna go my way»? Car oui, les défis d’alors semblent avoir été transposés à notre époque. Parallèlement à cette exposition, la publication d’un livre photographique intitulé «Flash» vient mettre en lumière sa vision plus que sa personne, contrebalançant la fatalité d’un star-system qui expose à l’extrême. Des antiphotos que le professeur Theo Cateforis qualifie d’«entreprise de déconstruction rebelle, voire politique, tout à fait propre à l’esprit du rock.» En 2018, Lenny Kravitz s’associe au chef de cave Dom Pérignon Richard Geoffroy à l’occasion d’un événement new-yorkais autour de ses talents. Il y présente cette fois-ci une série photographique en noir et blanc mettant en scène l’actrice Susan Sarandon et d’autres amis intimes. Une manière de mettre en lumière son regard sur l’autre, de s’excentrer.

Les talents d’esthète de Lenny Kravitz ne s’arrêtent pas là. Son goût très fin pour le design d’intérieur séduit. Sa fazenda brésilienne a fait la Une de Architectural Digest en 2019, attisant la curiosité des connaisseurs autour de l’aménagement des espaces de cette ancienne plantation de café. Sa maison parisienne fera, quant à elle, la Une de Vogue Living en Australie pour la finesse de sa décoration – et son intrigant Basquiat. Ce n’est donc pas un hasard si, dès 2003, le chanteur décide de lancer Kravitz Design, un studio proposant des meubles-concepts aux matières tantôt naturelles, tantôt industrielles dans un esprit slow living invitant à l’évasion. Sa collaboration avec le fameux créateur Philippe Starck viendra asseoir son statut de designer avec une collection de chaises Mademoiselle pour Kartell. Son travail avec la marque CB2, petite sœur de la chaîne de mobilier Crate & Barrell en 2021 vient apporter un style plus osé.

Le rockeur Marilyn Manson a, lui aussi, tracé son chemin en marge des stades bondés et des méandres de la notoriété, proposant dès 2002 une exposition d’aquarelles intitulée «The Golden age of Grotesque» à Los Angeles. Son art séduira l’Europe, tout d’abord avec une première exposition à Cologne dans l’intimité de la galerie Brigitte Shenk, intitulée «Les fleurs du mal».

Puis, un intérêt grandissant de la critique, comparant son style à celui de Shiele, le mènera à exposer à la Kunsthalle de Vienne en 2011. Philipp Meier, ancien directeur du Cabaret Voltaire – lieu de naissance du dadaïsme – commente: «À l’époque où j’ai accueilli son exposition, j’étais plus intéressé par son «œuvre d’ensemble», à savoir, non seulement sa peinture, sa musique et ce qui se dégage de ses clips, mais aussi sa provocation en général, la sculpture qu’il incarnait par sa personne, une sorte d’art performance en soi. Sa présence a aussi apporté un coup de projecteur non négligeable sur le Cabaret Voltaire». Rappelons que Kurt Cobain avait, lui aussi, exorcisé à ses heures le mal-être d’une jeunesse déboussolée par la peinture. Des toiles proposées aux enchères lors du Christie’s Rock & Roll Memorabilia auction de New York en 2004.

Par leurs œuvres, ces artistes viennent désormais frapper à la porte d’un public jusque-là resté en marge, un nouveau moyen de faire entendre leur cri au-delà du silence d’une toile ou d’une photo.