«Mêler art et business, un moyen de se distinguer de nos concurrents»
La Fondation Valmont, de la marque suisse de cosmétiques, a pris récemment ses quartiers dans un palais vénitien. L’occasion d’évoquer avec son fondateur, Didier Guillon, les liens, pas toujours clairs, entre art et business.
Une ancienne halle marchande jadis réservée aux commerçants du nord de l’Europe, comme posée au bord du Grand Canal, avec une vue plongeante sur le Rialto. Au 2e étage du Fondaco dei Tedeschi, propriété de Duty Free Shopping (DFS, filiale de LVMH), et entièrement rénové il y a peu par l’architecte Rem Koolhaas, se trouve l’un des beauty parlour le plus chic qui soient. La maison Valmont y dispose d’un shop in shop de haute volée, présentant l’ensemble de la gamme parmi des masques en verre de Murano, des œuvres d’art signées par Didier Guillon. Des masques qui se retrouvent en miniature sur les flacons de parfum de Valmont, l’une des dernières nouveautés de la marque. «Jusqu’à maintenant, confie Didier Guillon, président de la Fondation Valmont, l’art et le business étaient très strictement séparés. Mais de plus en plus, nous croyons que c’est un moyen de nous distinguer de nos concurrents.»
Ne pas influer sur le marché de l’art
Des œuvres d’art ont été disséminées à travers le monde dans les boutiques de la société familiale, des résidences artistiques à Verbier et sur l’île grecque d’Hydra ont été créées pour créer des points d’échange entre les équipes et l’influx artistique de la fondation. Tous les deux ans, la saison commence par quatre jours déconnectés du monde autour de Didier Guillon, de ses deux curateurs et des artistes sélectionnés. Une méthode inspirée des techniques de management participatif helvétiques. «En Suisse, un patron ne prend jamais de décision tout seul, explique Guillon. La culture veut que l’on partage les sujets avec ses collaborateurs et qu’on leur demande leur avis. J’ai appliqué cette dynamique aux actions de la Fondation Valmont.»
Nous ne sommes pas investis dans le marché. Donc nous pouvons faire et dire certaines choses parce que nous sommes libres. Didier est un outsider.
Francesca Giubilai, l’une des deux curatrices
C’est peu dire que ce collectionneur, esthète et entrepreneur iconoclaste, ne fait rien comme les autres. La fondation est une organisation modeste qui n’a aucunement l’ambition d’égaler les richement dotées fondations Prada, Pinault ou Vuitton, qui jouent des coudes pour influer sur le marché de l’art contemporain. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir le lieu qu’elle a choisi pour s’installer. Un très bel espace, quelques pièces en enfilade au 1er étage d’un palais gothique à un jet de pierres du Grand Canal. «L’espace est aménagé comme pour une résidence d’artistes, confie Francesca Giubilai, l’une des deux curatrices. C’est un endroit pour l’art, pas pour le business. Nous ne nous inscrivons pas dans le marché de l’art. Venise est une ville où, pour la Biennale par exemple, les visiteurs viennent regarder et non acheter comme à Art Basel. Venise est la ville des concepts. Un monde magnifique à explorer.»
À Venise, les palais ouvrent leurs portes, offrent des expositions. Dans ce contexte, la Fondation Valmont a souhaité proposer quelque chose d’unique, d’inédit, sans limites ni tabous. «Je suis parti avec cette idée d’explorer l’univers des contes de fées, explique Guillon, de stimuler l’imagination des petits et des grands. Je n’ai pas souhaité orchestrer une polémique, agresser ou faire parler de nous, mais je me suis inspiré des Mille et unes nuits. La narratrice sera tuée si elle ne trouve pas chaque soir une bonne histoire à raconter.» Avec les thèmes précédents, La Belle et la Bête, Hansel et Gretel, la Fondation Valmont a fait s’immerger les visiteurs dans l’imaginaire. En partant des contes, les artistes ont filé la métaphore pour offrir parfois une réflexion profonde. Une coconstruction rendue possible par un commissariat qui n’est pas tout-puissant, mais s’appuie sur l’intelligence collective des participants. La méthode donne une idée de l’humilité des pratiques de la Fondation Valmont, eu égard à ses grandes cousines des bords du Grand Canal. Le processus créatif de chaque exposition, comme la dernière en date, «Alice in doomland», démarre comme une conversation à plusieurs autour d’un thème imposé. Du jamais-vu. Parfois surprenant pour de petits nouveaux. «Nous avons écarté d’emblée certains artistes qui ne collaient pas avec l’aspect collectif du projet. Ce n’est pas facile. D’autres ont failli quitter le navire le premier jour, mais tout s’est bien terminé et c’est assez rare.»
Ouvrir l’art aux divers publics
Pour le directeur de la Fondation Valmont, les contes sont un outil inégalable pour parler la langue de l’art contemporain à une audience plus large et de manière différente. Des histoires apparemment simples, des niveaux de lecture différents selon ses propres référents, comme des couches de sédiments qui s’explorent à façon pour cheminer sur les sentiers de la création.
Pourquoi avoir développé une fondation autour de l’art, et non un projet plus humanitaire ou ouvert sur de plus larges horizons? «L’approche de Didier est très inclusive, confie Francesca, qui travaille avec lui depuis cinq ans. Tout a commencé pour lui par son travail pour Valmont avec des artistes du verre à Venise. Nous avons eu de nombreuses discussions, visité des expositions avec lui. D’abord, il a pensé à organiser une exposition, avant d’ouvrir un espace où sa démarche pourrait être appréciée et comprise par le grand public.»
Je suis parti avec cette idée d’explorer l’univers des contes de fées, de stimuler l’imagination des petits et des grands.
Didier Guillon, Président de la Fondation
Parfois en effet, l’art contemporain est trop conceptuel ou trop difficile d’accès. Pour remédier à cela, la Fondation Valmont a tissé des liens avec des associations qui amènent l’art dans les quartiers difficiles, comme dans certaines parties de New York. Son objectif est bien de partager une certaine vision de l’art et de la transmettre. D’où l’appel aux mythes pour concevoir les expositions. La plupart des contes sont en effet destinés aux enfants. Apparemment, ils sont très simples, mais plus on les lit, plus on comprend, plus on apprend des choses différentes. Des thèmes parfaits pour explorer une nouvelle approche de l’art. Et cette dernière plaît. De plus en plus. Le succès venant, la fondation a souhaité disposer d’un lieu qui lui serait propre. C’est désormais chose faite pour accueillir le millésime 2021, ce qui donne une grande liberté aux hôtes. «Quand j’ai vu le thème, confie Silvano Rubino, l’un des artistes (avec Isao et Stéphanie Blake), je me suis dit que j’allais utiliser de la peinture, mais dans un contexte plus architectonique. J’ai tiré mon idée du livre. Alice change après avoir expérimenté le toboggan. Elle tombe, suit le lapin, démarre son rêve et se réveille. Mon installation résume l’œuvre. J’ai utilisé le livre comme une inspiration pour traduire avec des réflexions personnelles ce que je ressentais. Pour comprendre, il faut lâcher prise et retrouver l’enfant qui est en soi. Il faut simuler l’idée de perdre le contrôle. Ce qui arrive à Alice.»
Les visiteurs répondent bien, et les Vénitiens également, car ils peuvent tous accéder gratuitement à cet espace de culture et d’épanouissement. Sa démarche, hors du marché de l’art, qui n’a pas pour objectif de vendre ni d’exposer ses propres œuvres, mais de venir compléter l’écosystème vénitien, fonctionne à merveille. «Nous ne sommes pas investis dans le marché, confie Francesca Giubilei. Donc nous pouvons faire et dire certaines choses parce que nous sommes libres. Didier est un outsider. Ce qui nous donne la possibilité de produire des expositions inhabituelles.» La fondation entend également limiter au maximum son empreinte écologique. Pas de catalogue, pas de traces, pas de pièces vendues à des institutions ou à des collectionneurs en vogue. Dans la mesure du possible, les pièces de l’exposition sont produites sur place avec des matériaux recyclables par des artisans locaux. La fondation entend être durable ou ne pas être. Ce n’est pas une question, mais un engagement. Un fonctionnement qui n’est possible que parce que Didier Guillon reste dans son couloir de nage et n’entend pas empiéter sur les territoires des autres. Bientôt accompagné de son fils aîné, il est aujourd’hui le seul aux manettes de la fondation: sa structure simple et peu hiérarchisée favorise la réactivité et la prise rapide de décisions. À 68 ans, le président de la fondation n’a pas l’intention de passer la main, mais d’apporter du sang neuf, de nouvelles idées. La dernière en date est de créer plus de ponts entre la fondation et les cosmétiques, au travers d’évènements, de rencontres, en développant des viewing rooms dans les nouvelles ambassades Valmont de par le monde. On ne peut pas vraiment appeler ça la retraite.
Références
Partager l'article
Continuez votre lecture
Pourquoi le crypto-art bat des records
Le 11 mars dernier, l’œuvre numérique de l’artiste Beeple a fait basculé le marché de l’art dans une nouvelle ère. Vendue aux enchères pour près de 70 millions de dollars – un record -, elle fait de Beeple le troisième artiste le plus valorisé au monde, après Jeff Koons et David Hockney. Décryptage.
Milan et la nouvelle vague du luxe sentimental
Le lien émotionnel que procure un vêtement hérité de sa famille est à l’origine des dernières tendances observées à Milan.
By Elena Cozza
S'inscrire
Newsletter
Soyez prévenu·e des dernières publications et analyses.