Changera, changera pas? Les premiers pas de l’industrie du luxe dans le monde post-Covid-19 semblent accréditer l’idée que tout sera bientôt comme avant. Vraiment? Il semble qu’il faille plus que jamais distinguer les intentions affichées des marques, de leurs actes sur le terrain. Cela tombe bien, les consommateurs ont gagné en expertise et reprennent la main.
Depuis le 11 avril, un chiffre, officieux, a fait le tour du monde. Lâché sur quelques médias, le chiffre d’affaires de 2,7 millions de dollars pour une boutique Hermès au premier jour de sa réouverture en Chine rassurait le monde du luxe. Alors «Business as usual»? Pas vraiment selon un ancien de la maison qui n’est pas dupe: «Pour atteindre un tel chiffre, il a fallu multiplier les livraisons de sacs les plus chers de chez Hermès, en attente depuis des mois, et appeler les clients à l’avance pour préparer leurs commandes et prévoir leurs achats.» Le résultat, artificiel donc, ne signifie absolument pas que le marché du luxe revient à la normale. Ni même, selon cet autre exemple similaire chez Tesla – les ventes de la Tesla modèle 3 auraient augmenté de 450% en mars à Whuan avec l’enregistrement de 12’709 demandes d’immatriculations pour le modèle – que le marché automobile reprend. Dans les deux cas, la préparation de la reprise, notamment via la digitalisation des actes ou des parcours d’achats, a été fondamentale; ce serait une grave erreur de ne pas le constater.
Dans le cas de Tesla, le groupe a lancé sa boutique virtuelle officielle sur le site de Tmall. «Comme beaucoup, explique Jérome de Lavergnolle, Président des Cristalleries de Saint-Louis, j’espère que le luxe va revenir à des niveaux de business et de chiffre d’affaires que nous avions, il n’y a pas si longtemps. Je ne crois pas que tout va changer, non, mais ce qui peut évoluer, c’est la manière de parvenir à ces résultats. Beaucoup de marques découvrent l’importance majeure de la vente sur internet. Aujourd’hui ce n’est pas surprenant qu’une marque arrive à 25% du chiffre d’affaires online.»
Acheter autrement
D’autres comportements sont également en train de changer. Nous avons, par exemple, déjà parlé dans Luxury Tribune de l’explosion du marché de l’occasion et de la revente de seconde main. Il a crû de façon exponentielle pendant la crise du covid, les plateformes continuant à livrer, alors que les boutiques étaient fermées. Dans le retail, la crise va rebattre les cartes. Il y a vingt ans, l’impact du SRAS avait permis de lancer le e-commerce en Chine. «Les points de vente physiques ne seront plus la panacée, sauf à développer certains services supplémentaires de conciergerie», explique-t-on chez Bucherer à Paris qui a ouvert en mars un nouvel espace dédié au vintage. Les grands malls qui ne servent aujourd’hui qu’à distribuer des produits de marque ont du souci à se faire. « Nous avons vraiment la possibilité de faire vivre des expériences aux consommateurs, explique Jérome de Lavergnolle. Il faut les accueillir, faire qu’ils se sentent bien, puissent se renseigner sur la traçabilité d’un produit. Les gens viennent écouter des histoires.» Charge aux marques de le prendre en compte.
Il faut accueillir les clients, faire qu’ils se sentent bien, puissent se renseigner sur la traçabilité d’un produit. Les gens viennent écouter des histoires
Jérome de Lavergnolle, Président des Cristalleries de Saint-Louis
Les clients veulent acheter autrement. Ils entendent participer à l’histoire, pouvoir la raconter à leurs amis, voire rajouter leur touche à la création. Bienvenue dans l’ère de la demi-mesure. «C’est une crise historique, note Guillaume Davin, CEO de Loewe Japon. Elle va renforcer le sens du luxe à condition qu’il sache relever les défis qui se présentent à lui. L’avenir est radieux pour le luxe, le vrai, fait à la main, mais pas pour toutes les marques, et pas dans tous les pays du monde de façon harmonieuse ».
La crise du coronavirus aura également mis en lumière les délocalisations de tout ou partie de la production: «Les entreprises françaises du luxe sont trop dépendantes de l’Italie, explique Ramesh Nair, CEO de Moynat. Le savoir-faire italien, le toucher du cuir n’a rien à voir avec la façon française. Il faut défendre l’intelligence de la main et les techniques ancestrales de l’hexagone. C’est fondamental pour la survie de quantité de marques entièrement artisanales.»
La situation actuelle aura donc des conséquences industrielles, sociales et financières impensables jusqu’ici: «J’entends beaucoup de gens dire que les clients veulent consommer durablement, confie Jérome de Lavergnolle. Que la frénésie d’achat est une tendance qui va s’estomper. Qu’il faut arrêter de gaspiller, fabriquer mieux, construire durablement. Le marché du luxe découvre quelque chose qui nous parait évident. Le luxe durable, c’est le luxe réparable.» Alors que nombre de maisons semi-industrielles valorisaient encore récemment une communication style papier glacé, en noir et blanc, d’artisans à l’établi, ce côté postiche faussement vintage ne passe plus. Dans la galaxie du luxe, les entreprises capables de mobiliser de vrais artisans pendant 16 à 18 heures pour fabriquer un sac à main ne sont pas légion.
Ce n’est pourtant qu’à cette condition que le luxe continuera à séduire les consommateurs. «La crise actuelle a ceci de particulier, écrit Jean-Noël Kapferer qu’elle révèle à nos sociétés avides d’aisance que le vrai luxe n’est pas matériel et superflu (…) Il touche à l’essentiel: sa propre santé (…) le bien-être physique (…) climatique, écologique, etc… Autrement dit, la Daytona ou la Rolls Royce attendront…» Vraiment? Pas si sûr. Tout va dépendre de la manière dont le luxe sera produit et consommé. Aux cristalleries de Saint-Louis par exemple, un verre comme Trianon, issu du premier service de verres créé par la marque en 1837, peut toujours servir deux siècles plus tard. Difficile d’imaginer plus durable en dépit de sa fragilité réelle.
Le rôle sociétal du luxe
Il est de notre devoir de prendre en compte les questions environnementales, mais également celles du bien-être et de la santé des collaborateurs au travail
Jérome de Lavergnolle, Président des Cristalleries de Saint-Louis
Toujours est-il que le rapport des consommateurs du luxe par rapport à l’environnement est également en pleine mutation, leurs attentes s’accroissent. En témoigne par exemple la démarche de Burberry qui a choisi de lancer de nouvelles étiquettes qui informent les consommateurs sur les qualités environnementales des produits. Les clients demandent également aux entreprises plus d’engagement. En Chine, Hugo Boss, Boucheron, Chaumet, Hermès, Tesla ou Tiffany, ont, par exemple, adressé des messages emphatiques à leurs clients tout au long du confinement. «L’engagement des marques de luxe dans le développement durable, la RSE, n’est pas lié qu’à la crise du covid, nuance Jérome de Lavergnolle. Ce n’est un secret pour personne que le luxe gagne de l’argent. Or nous croyons que lorsque l’on a beaucoup reçu, il faut beaucoup donner. Il est de notre devoir de prendre en compte les questions environnementales, mais également celles du bien-être et de la santé des collaborateurs au travail. Nous devons avoir un caractère exemplaire sur tous ces sujets.»
Les grandes entreprises, particulièrement celles du luxe, devront plus que jamais faire de leur raison d’être une raison de vivre. Leur influence sur l’époque est grande. Elles tracent les tendances sur les réseaux sociaux. Leur rôle sociétal s’est accru. Leur quête de sens est à la croisée des chemins. Située à un poste avancé de l’économie, de l’emploi, mais également de l’éthique, elles ne pourront pas faire l’impasse sur le sens donné à leurs actes, voire à fusionner ce qu’elles ont toujours tendance à séparer: leur activité productive et la contrepartie caritative ou humanitaire. Faute de quoi elles disparaîtront.
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