L’art et la mode esthétisent le quotidien en cendres des Libanais
By Samia Tawil03 novembre 2022
Dans un Liban en crise, certains secteurs semblent garder la tête hors de l’eau: analyse d’un traumatisme déjoué.
Le Liban est encore sous le choc des pertes et destructions dues à l’explosion de 2020, auxquelles se superpose une crise financière hors du commun. À présent, dans un Liban déjà affaibli par la pandémie, la succession de ces deux chocs supplémentaires vient mettre à genoux les derniers secteurs qui subsistaient.
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Le traumatisme de trop
Ainsi, alors que la résilience du peuple libanais n’est plus à prouver, la colère qui s’exacerbe va jusqu’à toucher la jeunesse dorée… Au point que l’on assiste à des braquages de banque de jeunes actifs diplômés tel celui perpétré récemment par la jeune architecte d’intérieur Sali Hafiz, armée et décidée à récupérer ses avoirs gelés. Sur cette terre de contrastes où les fossés entre classes sociales se font précipices, il semble ironiquement, une fois n’est pas coutume, que tout le monde soit logé à la même enseigne.
Esthétiser le désastre: la mode résiste
La haute couture libanaise avait le vent en poupe avant la crise. Elle avait su s’implanter dans le Moyen-Orient et bien au-delà, à travers les créations de couturiers de renom. Or, les ateliers de Zuhair Murad, façades éventrées, témoignent de la fulgurance du désastre et d’un design de mode libanais blessé dans son ascension. Il semble malgré tout que le couturier ait su déjouer le sort en puisant justement son inspiration dans la destruction. En se servant des toiles maillées recouvrant les échafaudages de son immeuble détruit, il crée en août 2020 une robe hommage aux victimes et organise une vente caritative via NFT nommée pour l’occasion RedressLebanon. Les bénéfices ont été versés à l’IDRAAC, première ONG à se consacrer à la question de la santé mentale au Liban.
Sur la même rue, le couturier Elie Saab, connu entre autres pour sa collaboration avec Harrod’s et pour la fameuse robe portée par Halle Berry lors de sa victoire aux Oscars de 2002, a lui aussi vu son atelier soufflé par l’explosion. Malgré ces déboires, il s’est tout de suite attelé aux travaux de reconstruction et présentait, dès septembre 2020, une nouvelle collection de prêt-à-porter, puis un défilé de haute couture en juillet 2021. «Nous avons fait le choix de rester dans le pays […], et de continuer notre mission de savoir-faire.» Un sentiment que nombre de Libanais partagent, déplorant l’absence de la diaspora dans ces défis du quotidien.
À qui profite la crise?
La chute de la livre libanaise semble justement avoir donné des idées aux Libanais ayant un pied à l’extérieur et, surtout, un compte bien garni à l’étranger. Vu le taux de change, l’intérêt pour l’investissement dans l’immobilier de luxe prolifère dans cette frange toute particulière de la population, rare secteur paradoxalement avantagé par cette crise. Les prix de vente ciblent principalement la diaspora, au détriment des résidents. On peut alors se poser la question de savoir s’il faut applaudir l’intelligence commerciale ou hurler à l’impudeur
Ainsi, alors que certains pensent contourner les méfaits de la crise en faisant du profit sur son dos, d’autres décident d’aller à sa rencontre, et de la prendre à bras-le-corps. Le monde artistique semble en effet avoir trouvé sa manière bien à lui d’incarner cette crise, dans un cri qui devait enfin se faire entendre. Comme pour pleurer haut et fort la perte, et montrer à une classe dirigeante avide que ses erreurs n’auront pas raison de sa conscience.
Car oui, la torture a la réputation d’anesthésier les âmes. Et n’est-ce pas une forme de torture que de constamment se reconstruire un monde? Un mythe de Sisyphe postmoderne dans le décorum du béton ardent d’une mégalopole à l’héritage fractionné, pillé. Description d’une scène artistique écorchée vive…
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