En produisant des films, le luxe investit le patrimoine culturel de tous
La production de film par des marques de luxe se multiplie. À l’image de Saint Laurent, la première à avoir créé une entité à part entière consacrée au 7e art, les géants du luxe investissent la Toile et l’industrie du cinéma. Une façon de pénétrer un peu plus le patrimoine culturel de tous.
À Cannes, Venise ou Los Angeles, les marques de luxe se battaient déjà pour habiller les célébrités sur tapis rouges ou pour des placements de produits dans les films grand public. Voici qu’elles participent désormais à la production du 7e art.
Je veux travailler avec tous les grands talents du cinéma qui m’ont inspiré au fil des ans et leur offrir un espace
Anthony Vaccarello, directeur de la création pour Saint Laurent
Il fut un temps, il n’y a pas si longtemps, où aller au cinéma était une pratique habituelle. L’avènement d’internet et du streaming, la montée en puissance des séries TV et de Netflix ont, pour beaucoup, achevé ce rituel. «Ceux qui vont au cinéma sont en passe d’entrer dans la contre-culture», écrit Guillemette Faure dans Le Monde. Cette minorité culturelle agissante, qui fréquente également les librairies ou les kiosques à journaux, est une niche de prescripteurs qui intéresse particulièrement les marques branchées et les maisons de luxe.
C’est ainsi que les lecteurs de Télérama ou les auditeurs de France Inter ont pu lire au générique de Strange way of life — un court-métrage de trente minutes présenté à Cannes cette année, signé Pedro Almodóvar, avec Ethan Hawke et Pedro Pascal — le crédit «Saint Laurent Productions». Anthony Vaccarello, directeur artistique de la maison, propriété du géant du luxe Kering, a d’ailleurs monté les marches lors du festival, au côté du grand réalisateur espagnol. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’un coup d’essai. «La maison de luxe a confirmé qu’elle souhaitait se diversifier dans la production cinématographique et que le film d’Almodóvar n’est qu’un début», témoigne Me Claire Saint-Laurent (sans aucun lien de parenté), associée de Taylor Wessing, l’une des avocates parisiennes les plus influentes dans le 7e art. «De plus en plus d’investisseurs ou de personnes privées s’intéressent au cinéma pour de multiples raisons.»
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Le groupe Kering, au premier rang des investissements dans le cinéma
Le 8 mai, la maison de couture annonçait ainsi la production d’un film posthume de Jean-Luc Godard et laissait entendre qu’elle poursuivait des projets avec Paolo Sorrentino et David Cronenberg. L’implication d’Anthony Vaccarello pourrait passer par la création de costumes. «L’influence des maisons de luxe est assez faible en réalité, témoigne Marc de Dommartin, producteur indépendant. Personne, pas même eux, ne peut imposer un casting à un producteur ou un réalisateur digne de ce nom. Je ne crois pas que ce soit même leur intention.»
Il ne s’agit plus seulement de promouvoir un nouveau produit, mais d’apporter une image créative, culturelle qui redonne du sens à la communication corporate des marques de luxe
Timothée Gaget, conseiller en communication
Le phénomène n’est pas inédit. En 2009, c’est grâce au soutien financier, déjà, de François-Henri Pinault (Kering), que Yann Arthus-Bertrand avait pu sortir son film Home et le distribuer gratuitement à l’échelle internationale. Pinault avait engagé toutes ses filiales, de la Fnac à Somewhere, dans la coproduction et la promotion de ce documentaire engagé sur l’état de la terre. «Kering est heureux de soutenir cette initiative et de contribuer ainsi à la prise de conscience sur la situation et l’état d’urgence de notre planète», expliquait alors le CEO de Kering. Six ans plus tard, le groupe récidivait en coproduisant Glace et le Ciel, un film de Luc Jacquet sur la vie du climatologue et glaciologue Claude Lorius, considéré comme l’un des premiers scientifiques à avoir découvert le réchauffement de la planète. Kering avait justifié son financement par son engagement dans le développement durable. Son implication dans le cinéma s’est concrétisée en 2015, par la signature d’un partenariat officiel avec le Festival de Cannes.
Depuis des années, à Cannes, lors de sa soirée Women in Motion, le propriétaire de Saint-Laurent décerne des prix destinés à mettre en lumière le rôle des femmes dans le 7e art et le monde de la culture. À noter que la femme du CEO du groupe n’est autre que l’actrice Salma Hayek. Ceci expliquant sans doute cela.
Déjà très présent dans l’art ou la gastronomie, le luxe était destiné à s’implanter dans le cinéma. Depuis plus de dix ans, une autre marque, Miu Miu (Prada group) finance également des courts-métrages réalisés par des femmes. Les initiatives se multiplient dans ce sens. La marque de mode transalpine Valentino a cofinancé un moyen métrage qui a été sélectionné à Cannes en 2019, The Staggering girl, réalisé par Luca Guadagnino.
Le fait d’ajouter la production de films comme une entité à part entière dans ses activités – à l’instar de Louis Vuitton ou Chanel dans l’édition (voir Luxury Tribune 11 avril 2023) – est très nouveau. «Je veux travailler avec tous les grands talents du cinéma qui m’ont inspiré au fil des ans et leur offrir un espace», a justifié Anthony Vaccarello, le directeur de création de Saint-Laurent, à l’initiative de la fondation de Saint Laurent Productions… une grande première. Encore faut-il convaincre les cinéastes du bien-fondé de la démarche. Ainsi, Anthony Vaccarello a dû s’y reprendre à deux fois pour convaincre Almodóvar, dont l’indépendance depuis un demi-siècle est l’une des marques de fabrique. Pour la garantir, le final cut et la liberté artistique du cinéaste espagnol ont été certifiés par contrat.
Valoriser la marque par un message culturel
Se lancer dans la production cinématographique n’est pas un long fleuve tranquille, mais c’est assez valorisant, plus, d’ailleurs, que de s’associer à Netflix ou à Orange. Pour autant, plusieurs projets soutenus par des marques de luxe n’ont, à ce jour, donné lieu qu’à une diffusion sur internet ou sur les réseaux sociaux. Le projet de Saint Laurent et sa quête de visibilité prouvent une ambition nouvelle, différente des placements de produit de Brioni, Tom Ford ou Omega dans les James Bond par exemple. Ou même avec le mécénat important de Chanel qui accompagne toujours discrètement, mais avec consistance, le monde du cinéma, de son partenariat avec le festival de Deauville, à son soutien à des actrices amies de la maison comme Kristen Stewart et Marion Cotillard, jusqu’à la production. À Cannes, pas moins de trois films soutenus par la maison de la rue Cambon ont été présentés en sélection officielle. La réalisatrice et actrice Maïwenn a même reçu la contribution de Chanel dans la réalisation des robes qu’elle portait dans Jeanne du Barry, son film en costume. «Il ne s’agit plus seulement de promouvoir de nouvelles lunettes de soleil ou une ligne de bagages, explique Timothée Gaget, conseiller en communication, mais d’apporter une image créative, culturelle qui redonne du sens à la communication corporate des marques de luxe.»
Dans ce monde très feutré, les montants investis ne sont jamais communiqués, tout juste murmurés. Quelques millions de francs dans des océans de profits qui se comptent en dizaine de milliards de dollars. Une goutte d’eau qui fait du bien, mais qui est pour l’instant loin d’irriguer toute la profession ni même d’y faire la pluie et le beau temps. Pour combien de temps?
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