Art Déco. Une horlogerie à la recherche du plaisir.

Dès 1920, après des années de privation, l’époque veut rompre avec la froideur d’une technologie au service de l’utilitaire que la Grande Guerre avait générée. Le style Art déco s’élance vers le futur avec la décontraction qui le caractérise. Le jazz, le cinéma et la mode sont les symboles d’une nouvelle modernité. L’architecture, le design suivent ses lignes tendues vers un futur où l’excès, le progrès, le plaisir vont s’entrechoquer.

La modernité est partout, dans l’allure plus souple du vêtement de sport que l’on porte désormais en ville à la courbe harmonieuse d’un châssis de voiture sportive que l’on conduit à toute allure. La montre suit cette tendance. Le garde-temps à gousset entame un déclin définitif, alors que la montre-bracelet fait son apparition aux poignets de beaucoup d’hommes et de quelques femmes. «Les années 1923 à 1931 sont celles des brevets fondamentaux qui vont permettre à la montre-bracelet de surpasser techniquement la montre de poche. Ce progrès est né du développement conjoint du remontage automatique et de l’étanchéité», mentionne Dominique Fléchon dans son ouvrage La Conquête du Temps, paru en2011.

À l’hiver 1930, les montres-bracelets représentaient la moitié des exportations de montres suisses. Elles voient leur utilité se profiler au fur et à mesure que les activités extérieures se multiplient. Le sport, les voyages, les loisirs hors des sentiers habituels encouragent les innovations technologiques. Un modèle va retenir l’attention, caractéristique d’un style Art déco qui se retrouve dans un nouveau modernisme: la Reverso de Jaeger-LeCoultre. Sous l’impulsion de César de Trey – un dentiste passionné d’horlogerie –, en voyage en Inde en 1930, le modèle aux deux faces naît d’un constat: les montres-bracelets restent trop fragiles pour être portées pendant le sport, en particulier lors des matches de polo auxquels il assiste. L’idée de basculer le côté face, composé de son cadran et de son verre, du côté pile devient son obsession.

Le 4 mars 1931, une demande de brevet est déposée à Paris pour «une montre susceptible de coulisser dans son support et pouvant se retourner sur elle-même». César de Trey se rapproche des ateliers de Jaeger et de LeCoultre pour en concevoir la réalisation. Le 4 novembre 1931, le nom Reverso est déposé. La saga peut commencer. Le boîtier s’allonge, l’ajout d’un «trio de godrons épurés en haut et en bas qui étirent subtilement le boîtier» décore l’ensemble. Des index bâtons associés à des aiguilles glaive terminent son allure. «La transformation de la montre en objet Art déco moderne est achevée», peut-on lire dans l’ouvrage écrit par Nicholas Foulkes qui consacre le modèle Reverso aux Éditions Assouline. Quelques quatre-vingt-dix ans plus tard, la Reverso est toujours symbole de modernité. «Son classicisme dépouillé» typique de l’évolution du style Art déco fonde encore aujourd’hui son succès.

L’occasion de faire le point sur ce modèle phare avec Catherine Rénier, directrice générale de la marque.

Catherine Rénier : «Nous avons compris comment créer du désir.»

À la tête de Jaeger-LeCoultre depuis trois ans, Catherine Rénier s’est employée à consolider les trois piliers de la relation client qui lui paraissent importants dans l’évolution de la marque pour la décennie à venir. En 2019, elle étend la garantie des montres à huit ans, travaille sur la digitalisation en améliorant le contact direct avec le consommateur, par la constitution de véritables communautés.  Et dès 2020, consolide la capacité d’innovation de la manufacture avec les lignes Polaris, Master Control et Reverso, dont Jaeger-LeCoultre célèbre les 90 ans en 2021.

Cette année, vous fêtez les 90 ans de la Reverso. Une célébration bienvenue pour les affaires alors que l’année est toujours impactée par la pandémie ?

Nous avons beaucoup appris avec la pandémie. Nous avons compris comment créer de l’attente, du désir et comment révéler au mieux nos créations, via le digital. Il était capital pour nous de réussir à enthousiasmer le public et de savoir comment l’emmener dans l’émotion par le biais numérique, puisque les événements physiques étaient pratiquement impossibles à organiser, au premier semestre 2021. Aujourd’hui, nous sommes tournés vers l’avenir, avec une grande excitation !

Quels en sont les temps forts?

Nous sommes dans la célébration de notre icône, la Reverso, et de l’Hybris Mechanica en particulier. Il y a deux ans, j’avais déjà eu l’honneur de présenter La Master Grande Tradition Gyrotourbillon Westminster Perpétuel. Cette année, c’est une exceptionnelle Reverso à quatre faces et onze complications. Elle remporte l’unanimité de la création et de l’innovation. J’en suis extrêmement fière. Nous en profitons évidemment, car après l’année que nous venons de passer, pouvoir présenter cette pièce est un bonheur et déjà un succès.

L’Hybris Mechanica est produite en 10 exemplaires. Ont-ils déjà tous trouvé preneur?

Les dix acquéreurs sont déjà connus. Ce sont de grands collectionneurs. Si je devais trouver une comparaison, nous sommes dans l’esprit des concept cars de l’automobile. C’est un monde à part.

Cette Reverso à quatre faces va-t-elle donner naissance à de nouvelles évolutions de la Reverso dite classique ?

Ce type de garde-temps, comme pour un concept car, représente énormément de recherche et de développement. En l’occurrence, six ans de travail avec des équipes consacrées uniquement à cette montre. Oui, cela ouvre de nouvelles perspectives. Mais ce sont aussi de nouvelles conceptions techniques qui vont voir le jour, grâce aux brevets liés à l’Hybris Mechanica. J’en veux pour exemple la réduction du temps de silence dans la complication de la Répétition Minutes, entre les heures et les minutes, lorsqu’il n’y a pas de quarts d’heure à sonner. Ce savoir-faire va bien sûr se répercuter sur les modèles de la collection.

Qu’attendez-vous de ces célébrations?

La Reverso est une icône de l’horlogerie. Elle touche beaucoup de monde, elle amène de l’émotion. C’est un excellent point d’ancrage pour 2021. Les retours des marchés sont très bons, car les modèles présentés en avril ont tout de suite été livrés en boutique. Mais de nombreuses nouvelles Reverso seront présentées au fil des mois, comme nous l’avions fait à Shanghai avec une Reverso présentant le temps de manière digitale, à l’arrière de la montre. Nous avons également une interprétation très intéressante de la Reverso, par l’artiste Michael Murphy, une anamorphose de la Reverso, pour le 90^e, que nous exposerons en Chine, aux États-Unis et en Europe. Nous créerons également des sessions spécialement pensées autour de la Reverso dans notre Atelier d’Antoine, à la manufacture. Notre intention est d’ouvrir encore plus les portes au public. Il est important que le savoir-faire horloger puisse être visible et compris par le plus grand nombre. C’est une forme d’éducation à la culture horlogère, comme on peut le faire pour le vin, en visitant une cave, en suivant des cours d’œnologie. Cela ne veut pas dire que tous possèdent une cave, mais savoir apprécier un verre de vin, c’est à la portée de tous. (C’est la même idée.)